Offrir pour se départir : échanger n’est pas donner, donner n’est pas communier

Cette négociation des limites de chaque espace, on peut la saisir à travers la variété des rôles sociaux investis lors du kourban : pour prendre l’exemple du chef de famille faisant un Kourban Baïram, il sera en même temps sacrificateur, fidèle, parent, ami, hôte, invité, etc., mais chacun de ces rôles varie en intensité au cours du rituel. En formalisant, donner le produit direct du sacrifice est d’abord le devoir d’un musulman, notamment à l’égard des représentants d’autres confessions ; partager sous forme de repas le produit indirect du même sacrifice est d’abord un plaisir entre amis et parents.

On répartit le produit du sacrifice différemment selon qu’il s’agit de l’offrir ou de le consommer, et selon que l’offrande s’effectuera au sein de la maison, sous forme d’un repas, ou dans l’espace commun (le quartier par exemple). Comme il a déjà été dit, on donnera la viande crue et non apprêtée aux destinataires que sont les voisins ; on cuisinera pour les parents, proches et amis. L’offrande oscille de la commensalité à la charité, de l’intimité à la publicité.

Rien ne prédispose en soi la sacralité que l’on met dans les actes ou les objets : d’un même objet, l’offrande, proviennent des « produits » différents, crédités d’une sacralité et d’une socialité différentes. Lorsqu’elle note que « le sacrifice implique une invitation à un repas ou une distribution de viande. (…) Il s’agit de “donner à manger” », Kanafani-Zahar (1999b : 202) ne semble pas accorder d’importance spécifique à la modalité de l’acte du don, à la manière de donner ainsi qu’au statut de ce que l’on donne, mentionnant sans les distinguer ces deux espèces de la socialisation du sacrifice que sont le repas et le don de chair.

Dans le cas du kourban, ces modalités ont leur importance : partager le kourban ne revient pas au même que donner une partie du kourban. Les formes que prennent les prestations sacrificielles dessinent le cadre social du rituel, lui-même informé par les différents contextes sociaux dans lesquels donateurs et donataires se trouvent : quartier, monastère, village au sens large, famille. « On donne une partie du kourban et on garde le reste. On peut donner la viande crue ou préparée, selon ce qui a été promis » (Rakitovo, 21 août 2002) : on anticipe dans la promesse la forme que prendra le don, sinon ses bénéficiaires (des pauvres, le prêtre, la famille, etc.).

Le fait que la viande crue serait particulièrement chargée des effets du sacrifice (Kanafani-Zahar, 1999a) n’influe pas automatiquement sur le sort « social » de cette viande. Donner la chair crue ne veut pas dire qu’on lui prête une sacralité supérieure ; il s’agit davantage d’un produit brut, n’ayant pas subi les interventions de l’apprêt, de la cuisson, laquelle culturalise et socialise, « transforme » le sacrifice. La cuisine du sacrifice, le sacrifice comme cuisson, sont des étapes de la logique rituelle (Détienne et Vernant, 1979 ; Malamoud, 1989), qui peuvent servir à dissocier les usages de la chair sacrificielle (crue ou cuite) et à distinguer les commensaux en fonction des parties cuisinées dont ils se nourrissent (fumée pour les dieux, chair pour les humains en contexte antique).

Le rapport à la viande sacrificielle semble ainsi fonctionner comme expression de l’extension et des limites de l’interaction sociale, qu’il s’agisse des rapports de voisinage, des liens communautaires ou personnels. Le fait que le don s’effectue sous la forme de viande crue, soit une offrande à l’état brut pratiquement pas marquée par ces opérateurs culturels et personnalisés de transformation que sont la cuisine, la table, la prière, etc., une « matière première » qui peut recevoir différentes transformations, et non pas sous la forme d’un repas commun, avec invitation, commensalité et réjouissances communes, indique que l’on assigne des positions par le don rituel : positions d’interconnaissance qui peuvent aussi marquer les limites de l’entre-soi, opérer de la distance et de la distinction.

Ces distinctions peuvent être traduites en façons de faire différentes entre kourbani chrétiens et musulmans : « chez les Bulgares musulmans, la viande est distribuée crue alors que les chrétiens la cuisinent avant de l’offrir » (entretien réalisé à Rakitovo, 21 août 2002) ; on estime que les musulmans accordent plus d’importance à l’obligation de donner, tandis que pour les chrétiens c’est le fait de manger ensemble qui serait fondamental. Le type d’échange marque autant d’espaces sociaux et de sphères sociales dans lesquelles se déploie le don rituel.

Ainsi, lors d’un kourban, « quelques couples d’hommes se chargèrent de distribuer ces morceaux de viande crue en les livrant aux maîtresses de maison des familles des offrants. La distribution dura plus d’une heure car aucune femme ne vint chercher la viande : elles attendaient toutes leur part de kourban à la maison » (Popova, 1995 : 157). A la nature de l’offrande (viande crue) correspond ici un mode de distribution (les donateurs vont au domicile des donataires) : la démarche d’offrande manifeste une séparation entre l’espace de production et l’espace de consommation, le sacrifice et le repas, les kourbandjii et les viarvachti (croyants, ici au sens des « paroissiens » participant au rituel).