Un sacré global et diffus

Parmi les multiples modes de l’échange effectué, permis ou obligé par le biais du rituel, la circulation des offrandes carnées mène à relativiser la conception classique qui ferait du sacrifice un opérateur de communication, un religare, censé tirer le meilleur parti du « sacré » produit par le sacrifice, l’exploiter ou l’actualiser pleinement. Non seulement il n’y a pas forcément continuité entre les différentes étapes du sacrifice que sont la mise à mort et la distribution, la dispersion de la victime, mais la notion d’obligation elle-même, souvent mise en avant en guise d’explication « finalisante », relativise la portée et la généralité de l’échange en question. On a vu que l’exemple précis du don de la chair crue, fraîchement produite, signifie bien plus nettement « tenir à distance » que le fait d’inviter à un repas, l’appropriation culturelle et personnelle de la viande par la cuisine et le dispositif de réception des invités (apprêt de la maison et de la table, présence d’autres mets, boissons, chants, discussions).

Si l’on part d’un strict point de vue « sacrificiel » qui voudrait que le moment de la mise à mort soit le point culminant du rituel, on devrait effectivement admettre que le repas est plus ou moins une conséquence du sacrifice. Les vertus sacrales que l’on attribue au sacrifice, en l’occurrence la puissance du sang, devraient se retrouver alors au premier plan, et les pratiques alimentaires constituer une simple suite logique du sacrifice. Il n’en est rien lorsque l’on analyse le commerce, ou plutôt la gestion, des produits sacrificiels, notamment les chairs : s’il y a du « sacré » lorsque l’on donne un quartier de la victime immolée, ce n’est pas tant dans la chair et le sang eux-mêmes que dans la transaction dont ils sont le support.

Comme nous l’avons vu, la chair crue et fraîche n’est pas plus « sacrée » que la chair cuisinée et dont la consommation est différée. Ce n’est donc pas la « proximité » au sacrifice qui garantit le sacré ; plus exactement le sacré n’est pas plus localisé dans la mise à mort ou la viande que dans la promesse, l’échange ou le repas. Il réside dans les processus sociaux que permettent le sacrifice, le sang, la chair, le repas ; la manière dont le sacré est localisé et diffusé traduit une intention, relève d’une « mise en sens » et s’inscrit dans un contexte social.

Les modes de mise en circulation et de consommation sont différenciés, entre le repas et l’offrande. Dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas la même « convivialité » ni la même fonction sociale qui sont en jeu. La nature des aliments proposés autant que le contexte de la consommation et le mode de distribution indiquent des circuits de socialisation différents des produits alimentaires. En d’autres termes, « manger ensemble » et « donner de la chair sacrificielle » ne revient pas au même.

L’exemple d’un don refusé, lors de l’Ayd-al-kabîr en France, peut nous servir d’illustration : « rentré vers 18 heures, Youcef remonte de la buanderie l’épaule droite du mouton. Il tente de l’offrir aux voisins portugais qui refusent, car, disent-ils, ils n’aiment pas le goût du mouton. L’an dernier, ils avaient cependant accepté après des explications sur les raisons de ce don : “c’est obligatoire, dans notre religion il faut donner” » (Brisebarre, 1998 : 73).

Il est frappant que les raisons invoquées pour justifier le caractère sacré de l’offrande n’ont en fait rien à voir avec l’objet offert lui-même : la sacralité du sacrifice n’est pas remise en cause par l’échec du don. L’offrande a autant pour objectif de permettre le passage d’un objet hors de la sphère rituelle de l’entre-soi, dans un ordre conçu comme « profane » (celui des récipiendaires, qui lorsqu’ils ne sont pas de la même confession, n’y accordent pas de signification religieuse précise, voire auxquels il faut expliquer son sens) que de remplir l’obligation, religieuse quant à elle, de l’offrande, que l’on pourrait tout autant qualifier de séparation ou de mise à distance. Il faut se départir d’une partie du produit rituel, et ce qui doit être donné ne peut être repris, ce qui doit être mis à distance ne peut être réapproprié 387 .

Notes
387.

De Heusch insiste également sur le statut spécifique de la chair crue : aux exemples africains de section de la victime et d’expulsion d’une des parties, il ajoute des allusions, tirées des observations de Détienne, sur cette « illusion sacrificielle » dont on risque d’être victime lorsque l’on accorderait une plus grande importance aux symboles eux-mêmes qu’à leur économie. Ainsi, « le strict végétarisme des Pythagoriciens, comme la dévoration sauvage de la viande crue à laquelle les sectes dionysiaques s’adonnent rituellement, forme système avec le sacrifice officiel de la Cité » (de Heusch, 1986 : 45, je souligne ; Détienne, 1979), mais relèvent de « codes sociologiques différents » (p.44). Le rapport à la chair crue ne se mesure pas ici sur une échelle de la sacralité qui déterminerait une fois pour toutes la place du sang dans le rituel : il fait l’objet de traitements différenciés selon que l’on se situe dans le registre de la convenance sacrificielle (le « sacrifice officiel ») ou dans celui de la transgression ou de la contestation sociales autant que religieuses. C’est dire que le statut du sang et de la chair n’est pas immuable, qu’il est le fruit d’une élaboration et d’un discours, et que le sacrifice ne s’épuise pas dans son caractère sacrificiel proprement dit ou dans une sorte d’immanence.