Le religieux, négocié ou non-négociable ?

Un autre exemple de transaction religieuse permettra d’illustrer l’idée que le produit du rituel oscille entre échange et rétention. Lors de la liturgie de Sveti Kiprian, réalisée dans l’église sveta Troïtza (sainte Trinité) à Asénovgrad (23 mai 2000), on effectue tous les jeudis des prières spéciales contre la magie : « seulement dans cette église », car elle dispose d’un reliquaire du saint concerné 388 . Le prêtre de Sveta Troïtza, otetz Youri, lit la prière qui sert à bénir l’huile servant aux onctions rituelles (maslosvet). Les officiants (une vingtaine), en majorité des femmes, parfois accompagnées d’un enfant, quelques couples, sont très attentifs, plusieurs se tiennent à genoux.

Tous les jeudi, des viarvachti viennent ainsi, amenant des pains spéciaux avec des bâtonnets de coton plantés dedans, des cierges, de l’huile. La prière achevée, otetz Youri annonce qu’il va expliquer quelque chose d’important concernant le sens et surtout l’usage de cette huile : sur le ton du sermon, il rappelle qu’il ne faut pas distribuer les choses saintes « comme s’il s’agissait de simples objets pouvant s’utiliser à la demande ». Le pain, l’huile, l’eau, une fois bénis, sont sacrés et doivent rester à usage interne et familial.

L’huile guérit « par l’intérieur » et son pouvoir en est d’autant plus fort ; elle peut effectivement aider à guérir et à la santé, par exemple en imbibant le pain béni d’huile et en le mangeant, ou en se faisant une croix sur le front avec un peu d’huile, à la suite de quoi il ne faut pas jeter le pain, mais le consommer solennellement, puis « s’essuyer correctement avec une serviette ». Pour le bétail, pour les animaux, on usera plutôt de l’eau bénite (vodosvet) qui est « un cran en dessous » dans le sacré et le pouvoir 389 .

L’assistance écoute consciencieusement ces conseils techniques, assortis de mises en garde : « chacun porte sa croix, on ne peut pas prendre les fautes ou les maladies des autres », manière d’expliquer que l’on doit avoir des intentions religieuses précises lorsque l’on a recours à ces objets. L’huile doit donc être utilisée selon l’usage auquel on l’a destinée et consacrée : elle est un don mais pas un objet d’échange. Le fait d’user de ces biens religieux autrement que pour l’usage spécifique qui leur a été réservé, comme s’ils n’avaient pas de valeur en soi, mais uniquement comme moyens d’une fin, est assimilé à une faute.

Ainsi, la valeur ne provient pas uniquement de la sanction religieuse opérée par la bénédiction : elle est le produit d’une intention initiale et d’un événement rituel. Du point de vue du prêtre, c’est un péché de distribuer l’huile », car on trahit l’intention personnelle initiale, on oublie la relation personnelle et intime à Dieu au profit d’une relation impersonnelle et technique, utilitariste à l’objet sacré, qui devient magique et non plus religieux. Au cours de cette mise au point en forme de rappel à l’ordre, le prêtre fustige la « mode » des objets de culte, de l’huile sainte et des prières contre la magie, « contraires à la religion », s’adressant en termes durs à l’assistance.

En réponse à la question posée : « peut-on distribuer les nourritures bénies ? », il dénonce « la mode de communier pour les autres, et de prendre la communion pour la ramener chez soi et la donner ensuite ». A l’entendre, c’est toute la signification de l’église comme maison de Dieu, où s’effectuent les sacrements divins et surtout le mystère de l’Eucharistie qui est contredite par l’usage « domestique » de l’hostie, dont la consommation suppose par ailleurs des conditions de préparation spécifiques, telles que le jeûne 390 . Si on utilise mal ou à mauvais escient ces objets, on faute. Un rapport personnel s’établit entre le saint et le croyant, par l’intermédiaire d’objets qui ne sont pas cessibles dès lors qu’ils sont nommés, attribués, personnalisés.

Il y aurait d’abord un rapport individuel, personnel, intime (ou intimisé) à Dieu, qui empêche d’utiliser sa foi ou son rapport intime avec Dieu pour les autres : c’est à chacun comme sujet religieux d’être responsable de sa propre foi. Une conception sacrale de l’objet rituel est ainsi opposée à des logiques d’échange et de circulation des biens sacrés, qui ne valent pas en eux-mêmes mais comme supports d’interactions, et dont le sens initial est transformé par les prestations qu’ils permettent 391 .

Si l’on compare le kourban et ce rituel de consécration de l’huile, on constate que les deux rituels n’ont pas le même « positionnement » social : le kourban est un rite collectif qui requiert une sanction ecclésiale, et qui ne correspond pas à une obligation explicite ; la bénédiction de l’huile est un rite proprement religieux, et l’usage de son produit (l’huile) est cadré par le dogme. Il s’agit pleinement d’un objet sacral, là où le kourban relève par ailleurs d’un registre festif et d’une préparation « laïque ».

Le kourban est comme configuré dans l’espace-temps de la communauté rituelle, et par son usage alimentaire et communiel, puisqu’il est d’usage de manger en commun, à l’église ou en famille. L’huile est ramenée à domicile et intégrée de près dans la vie privée ; son usage ne regarde pas la communauté, et n’est en aucun cas public : il n’y a donc aucune raison qu’un usage autre qu’intime et personnel en soit fait. Certains rituels ont pour finalité l’échange, d’autres l’incessibilité. Dans le cas du kourban, le sacrifice ne vaut pas en soi, mais constitue le préalable à la commensalité et la distribution des biens sacrificiels. Son but consiste en la distribution et la circulation du bien religieux produit par le rituel.

Dans le cas de l’huile, l’objectif est inverse : elle ne peut être échangée ou cédée, mais doit être utilisée dans un but strictement défini. Cela nous mène à distinguer deux modalités du rapport au produit rituel : selon qu’il participe de la cohésion entre l’individu et le groupe, par son usage individuel et collectif à la fois, et permet des relations d’échange ; selon qu’il est conçu comme un sacra, et à ce titre ne peut faire l’objet d’une transaction terme à terme, mais seulement d’un don « asymétrique » (Godelier, 1999 : 483).

Il faut considérer le statut de ces objets qui ne s’échangent pas, qui ne peuvent faire l’objet d’une circulation et d’une économie en dehors du contexte qui les a vus acquérir une valeur déterminée, et qui, revêtus d’une sanction religieuse qui détermine leur usage et leur valeur personnelle, ne peuvent être considérés comme des biens conventionnels insérés dans une économie. En effet, le kourban est lui aussi soumis à des règles (notamment de durée et de conservation), mais il peut par contre être diffusé : plus encore, il doit être diffusé, à la différence des objets à caractère strictement religieux, c’est-à-dire dont l’usage est déterminé par le prêtre et surtout la demande personnelle, contextualisée, impérieuse, la molba (prière, requête) qui lui a été faite. Les objets strictement sacrés ne se distribuent pas, ils se gardent et se destinent à un usage qui n’est pas transactif, mais complètement prescriptif ; il est possible d’analyser le degré de sacralité comme le degré d’intimité, d’intériorité et donc d’incessibilité.

Notes
388.

Comme l’explique le diacre Arguire Maltchev qui a traduit ces prières du grec. Il y a une dizaine d’années que ce sexagénaire a ramené ces reliques, ainsi que celles de Sveti Mina, du Mont Athos. Sans s’étendre sur les tractations et les décisions des épiscopats nécessaires pour sortir les reliques de Grèce, il explique que Kiprian était un païen, guérisseur et magicien, qui s’est converti au christianisme et a exploité ses connaissances pour lutter contre la magie, notamment les sorciers. « Ses » prières sont chrétiennes mais s’attaquent à la magie, à partir d’une connaissance de l’intérieur des sciences occultes. Arguire continue : « il y a des reliques qui protègent contre toutes sortes de maladies, le cancer, la cécité, etc. Il y a un saint russe, dénommé Ivan, qui guérit par son chapeau, lorsqu’on le porte ; il y a un saint grec spécial pour le cancer... ». Tout est potentiellement relique : les dents, les cheveux, jusqu’aux vêtements, conçus comme partie du saint, car ils le représentent et l’identifient tout en n’étant pas charnellement le saint, d’où d’ailleurs un usage rituel des vêtements et des étoffes dans l’orthodoxie très développé et complexe. Parmi les objets saints, la croyance en la charge sacrale des étoffes et des textiles, du fil, de tout ce qui est tissé d’ailleurs, mais aussi de ce qui est en contact intime avec le corps, est particulièrement vivace : on dépose un morceau d’une étoffe personnelle sur des obrotzi, pour se défaire des maux.

389.

L’eau est, avec le pain, l’ingrédient sacré le plus répandu. Son usage va bien au-delà de l’ingestion : selon les cas et les besoins, on se lave les yeux avec, on en asperge les murs, on la verse dans les fondations d’une maison, on en asperge les fidèles à chaque liturgie, lors de la bénédiction (un bouquet de basilic trempé dans l’eau bénite, avec lequel on « signe » les participants, auxquels on fait ensuite embrasser la croix et le dos de la main du prêtre), on en verse dans le kourban, on la garde toute l’année, etc. Otetz Kostadin (Maritza, région de Kostenetz), explique : « les bénédictions ordinaires (après une liturgie, la fondation d’une maison, un kourban...) se pratiquent avec l’eau bénite, pas l’huile, car cette dernière est réservée à l’onction des personnes très malades, ou pendant le carême, car il faut que la personne ait jeûné ».

390.

A une femme qui demande si les cigarettes et le café sont autorisés lors de la consommation de l’huile sanctifiée : il répond « oui » avec un agacement perceptible, car ce ne sont visiblement pas les questions qu’il attend de « vrais » chrétiens. Otetz Youri précise que s’il lui faut expliquer aux gens, c’est qu’on ne le leur a jamais dit, et pour lui c’est la faute de l’église (sous-entendu les autorités religieuses).

391.

Les objets échangés ne sont pas dépersonnalisés à strictement parler, mais on admet que leur spécificité n’empêche pas leur réappropriation, voire leur multiappropriation dans le cadre d’un échange généralisé. On ne peut jamais dire que ce qui ne s’échange pas ici et maintenant ne s’échangera jamais, ou inversement que ce qui s’échange ici et maintenant sera toujours objet d’échange. Il faut donc également considérer l’échange et la rétention comme un moment dans l’existence sociale des individus et des objets. Là encore, l’échange ne vaut pas en soi, mais comme un indice des valeurs sur lesquelles un consensus devient possible, dans certains circonstances. L’argent ou les formes monétarisées de l’échange constituent un étalon, et donc sont en principe dépourvus de la valeur intrinsèque que l’on attribue à des objets incessibles.