Réguler la possession par la dépossession et la mise en circulation

Dans la mesure où il se situe dans un rapport d’identification de l’homme à ce sur quoi il a pouvoir et possession, tout sacrifice est sacrifice de soi. Dans les rituels de fondation d’une maison, « la victime est l’homme se sacrifiant lui-même » (Luleva, 1998 : 65), marquant qu’il est en pleine possession de lui-même : l’édification d’une maison suppose de convertir un espace vide en un territoire habitable, familier, à transformer une portion du monde en son monde. La dimension de propriété est particulièrement saisissante dans le sacrifice de fondation d’une nouvelle maison, « pensé par ses exécutants comme un acte qui doit fournir un stopan à la maison » (Luleva, 1998 : 66).

Esprit des lieux, le stopan est à la fois un genus locii protecteur et un véritable double du maître de maison, un propriétaire en somme. Par le sacrifice, la maison est attribuée, personnalisée, car « “chaque maison doit avoir un propriétaire” (vsiaka kâchta triabva da ima stopan), “une maison sans maître, c’est impossible” (kâchta bez saïbia ne moje), “une maison sans propriétaire est malheureuse” (kâchta bez stopan e nechtastna) » (Luleva, 1998 : 66).

C’est le rapport à la propriété qui permet d’investir rituellement une part de soi dans un objet devenant offrande puis mis en partage, auprès des destinataires surnaturels, au sein de la famille, dans l’espace social auquel on estime appartenir, dans la communauté locale ou religieuse. Le sacrifice consiste à s’investir dans un objet, que l’on transforme en offrande en le retranchant de son environnement et en le situant dans une sphère relationnelle (l’espace-temps du rituel), où il est dès lors capable de représenter une multitude de relations sociales, spirituelles, économiques, voire politiques. Comme nous le verrons plus loin, c’est dans le jeu entre les deux pôles du don et de l’échange que se joue le sacrifice.

On a vu qu’une des opérations du kourban consiste à donner, c’est-à-dire à faire sortir de la sphère rituelle une partie du produit du rituel. L’offrande est offerte sur plusieurs plans : au saint, aux commensaux, aux récipiendaires. La notion de possession implique de porter attention aux « valeurs » investies dans le monde (objets, personnes, mots...) et aux « rapports de possession » qui indiquent la place respective de chacun dans la Création, l’homme étant désigné comme propriétaire par délégation divine.

Par ailleurs, posséder marque la position dans le groupe et constitue un indice de position sociale : tout le monde ne possède pas la même chose, et les possessions sont asymétriques. Dans l’espace-temps rituel qui lui sert de cadre, le sacrifice réordonne ces indices sociaux en les soumettant à un ordre supérieur au sein duquel les positions sont homogénéisées sans pour autant disparaître, d’une manière qui peut s’apparenter à la notion de communitas (Turner, 1982 : 129-139).

Ainsi du kourban collectif de Guerguiovden à Govedartzi 392 , qui montre à la fois une mise en valeur des donateurs et une égalité des consommateurs : si les chaudrons de kourban tchorba mêlent indistinctement toutes les offrandes, les donateurs individuels se voient remettre une tête bouillie, trace de l’animal offert en propre. Le sacrifice, son partage et sa consommation (mais peut-être pourrait-on élargir le propos au rituel en général) consistent ainsi à transformer une situation asymétrique en situation d’équilibre, et l’offrande en valeur partageable.

Comme on l’a déjà vu, plusieurs opérations transitives ponctuent cette « valuation », si l’on entend par là l’attribution de sa valeur à l’objet d’offrande : intention sacrificielle, qualification du statut victimaire, bénédiction, cuisine, partage, consommation. Certains estiment, pour des raisons votives personnelles, devoir investir plus et passer du stade de la participation (donner sa quote-part) au stade de l’offrande (marquer son investissement personnel).

Mais ces investissements personnels se diluent dans le produit commun du sacrifice et son partage : les affaires collectives deviennent des affaires de personnes, puis, dans le partage et la consommation, redeviennent des affaires collectives. Les limites du groupe au sein duquel s’opèrent ces passages du collectif au soi et du soi au collectif sont en même temps les limites du don : celui-ci exclut autant qu’il inclut. Se dessine une inflexion générale consistant à examiner le sacrifice comme processus négocié entre propriété et mise en commun, hiérarchie et symétrie (structure et communitas) : cette approche permet d’appréhender le « faire sacrifice » sans être obligé de statuer sur le caractère sacrificiel ou non-sacrificiel de la société dans laquelle il se déploie.Le kourban ne se présente pas comme une pratique et un discours univoques que l’on pourrait définir positivement sous l’angle de la notion de sacrifice, mais un processus qui opère des passages de l’intimité à la socialité, de la possession à la dépossession, du soi à l’autre.

L’offrande est au préalable identifiée au sacrifiant, et considérée comme participant de lui, et simultanément distanciée, offerte ou abandonnée. Cette dépossession sert à marquer différentes étapes de la socialisation du produit du sacrifice, processus mettant le familier à distance, alors que dans la chasse, par exemple, on inscrit la distance dans le familier. Le fait d’avoir dans son environnement immédiat des êtres vivants ou des objets susceptibles d’une appropriation et d’une identification, l’idée que ces êtres et objets participent d’une même économie domestique, entretient un lien avec le sacrifice. Plus largement, le sacrifice est appréhendé comme un « opérateur de transformation », de travail par et sur l’offrande. Du vif au votif en passant par le nutritif, de l’autre au même et du même à l’autre, le sacrifice, parce qu’il se présente comme un événement radical, articule des passages.

Notes
392.

Observations effectuées le 6 mai 1996.