II La fabrication du sujet votif

1) Le vœu : une pensée pratique

La notion de vœu, au sens large, permet d’analyser le mode d’implication des pratiquants dans le rituel, et de saisir en quoi le rituel a pour but d’intégrer et d’agencer une multiplicité d’intentions en un tout cohérent. Ces implications se traduisent par des transactions et des opérations individuelles et collectives concrètes : prières, dons, charité, travaux et implications divers dans un cadre religieux... Tous les acteurs d’un kourban n’ont pas le même niveau d’investissement, ni les mêmes attentes, ni les mêmes manières de vivre le rituel, en fonction de leur rôle social ou symbolique mais aussi du rapport personnel qu’ils entretiennent avec le saint, ou plutôt de la place qu’ils lui assignent dans leur récit personnel.

De même, en termes de contexte et d’intention, une fête patronale n’équivaut pas à une pratique apotropaïque ; un kourban pour une naissance n’est pas un kourban de fondation, etc. L’intention proprement sacrificielle n’est pas forcément la même dans un grand kourban de village où l’on célèbre le saint patronyme de l’église, et dans un kourban réalisé en privé pour un membre de la famille après un accident. Elle varie selon le type de communauté sacrifiante, son étendue, et son degré d’identification à l’offrande.

Cette intention permet de déterminer plusieurs degrés dans le passage de l’égorgement rituel au sacrifice proprement dit. Elle se manifeste au travers d’éléments tels que le degré de prescription entourant le choix de l’animal, la ritualisation des différentes opérations, la rigueur de la détermination et de l’application des règles de déroulement de ces opérations (partage, prière, commensalité...), mais aussi de critères moins palpables comme l’intensité des investissements symboliques portant sur les différents objets du rituel.

En ce sens, le kourban musulman tend d’autant plus vers le sacrifice qu’il est entouré d’un système de prescriptions formalisé qui le désigne comme tel ; cela n’empêche pas que le sens sacrificiel proprement dit varie au gré de ce qu’en font les pratiquants. Dans le cas des grands kourbani, la dimension festive, « l’anonymisation » relative des offrandes, la moindre ritualité des opérations d’abattage et de cuisine, le rapport plus ou moins distendu avec la liturgie, tout cela concourt à diluer la portée purement votive du kourban dans une multitude d’événements qui n’entretiennent pas un rapport direct avec l’intention sacrificielle proprement dite. Le rituel permet la convergence en un même espace-temps de ces sommes d’intentions.

La dimension de l’intentionnalité n’est pas un critère objectif : elle peut varier d’un individu à l’autre, d’un moment à l’autre, d’un kourban à l’autre. Elle ne peut non plus se réduire à une énergie ou une intensité impalpables, sorte de frontière opaque entre le ressenti et le compris, le vécu et l’observé. L’intention est à la fois une pensée active et une action pensée ; à ce titre elle implique entièrement les personnes, en esprit et en actes. Bien qu’« introuvable » (à l’instar des savoir-faire, et de toute pratique d’incorporation et d’expérience, Chevallier et Chiva, 1991) et tout en posant la question de la capacité du concept à dire la pratique, elle nous semble exister néanmoins au travers d’une densité d’actes, de paroles, de détails, de faits d’expérience et dechoix. Cette dimension de choix implique de ne plus voir le sacrifice comme un modèle rituel, mais de considérer comment se « fabrique » le sacrifice, quels arbitrages interviennent et pourquoi : en fonction du contexte, les conditions de possibilité du rituel s’avèrent variables.