La promesse rituelle dans les interstices du soi

Le kourban est la réalisation d’un vœu formulé individuellement ou collectivement. Ce vœu engage les parties contractantes, il scelle la promesse : « puisqu’on a promis, il faut donner ». Le vœu n’est pas qu’une manière abstraite de parler ; il joue un rôle important dans la genèse du sentiment religieux, qu’il transforme en une pensée contrôlée, orientée, structurée, bref une intention, à laquelle on fait référence lorsque l’on « explique » le kourban. Le vœu instaure une relation intime avec son destinataire, le plus souvent un saint ou une sainte : « faire un táma est entièrement entre la personne qui fait le vœu et l’être spirituel en question (…). Il est fait “en soi-même” et souvent n’est pas révélé aux autres avant son accomplissement, si c’est le cas » (Dubisch, 1990 : 126-127) 393 .

A terme, « l’engagement [le táma, don, vœu, promesse] qui lie le fidèle au saint n’est ni révocable, sous peine de graves punitions, ni même modifiable : “puisque tu as promis du sang, le saint veut que le sang coule”, et il ne se contentera pas d’huile, de cierges, d’argent. Impossible aussi de remplacer la victime promise par une autre, fut-elle de plus grande valeur » (Georgoudi, 1979 : 305). Le choix de réaliser un kourban pour tel saint, dans tel sanctuaire, peut provenir de motifs votifs variés (communauté socialement identifiée, lien de patronage corporatif, appartenance locale), diversement étayés par la tradition ou par un épisode fondateur ; il s’y réalise toujours la conjonction d’intentions personnelles et collectives.

Le religieux suppose un « ajustement progressif [qui] fabrique peu à peu son objet » sous une forme « acceptable mais aussi partageable par davantage de protagonistes aux attentes (en partie) différentes » (Claverie, 2003 : 169-170) : cette mise en forme constitue un passage négocié du privé au public, au point de rencontre entre expérience intime et prise en charge collective. A Raduil, une chapelle dédiée à Marie a été reconstruite et agrandie, suite à un rêve. Selon une des versions, un enfant malade, dont la mère était originaire du village, s’était vu délivrer, dans son sommeil, un message : « grand-père Dieu (djado Gospod) a dit qu’il fallait refaire la chapelle ». Les villageois, émus par cet épisode, qui mettait en évidence le mauvais état du lieu sacré, se sont mobilisés pour restaurer l’édifice, auquel les gens se rendent à l’Assomption avec leurs kourbani privés.

Le statut de la personne vecteur de l’intention votive initiale, qui sera par la suite rendue collective, mise en commun, n’est pas indifférent. Cette intention (qui fait parfois nouveauté ou rénovation) est souvent le fait de personnes dotées d’une sorte de position d’extériorité, parfois concrète (lorsque le retour au village s’accompagne d’un retour au rituel), mais aussi, dans le cas de « visions » qui entraînent une pratique inédite, de personnalités atypiques et prédestinées car censées entretenir un rapport particulier au monde (marginaux, mystiques, rescapés de maladie ou d’accident), ou « innocentes » et que l’on ne peut soupçonner de mensonge ou de manipulation (enfants, simples d’esprit).

Il est ainsi fréquent qu’un rituel local soit le fruit de la mise en public d’une intention individuelle, manifestée par des voies (rêves, divination, accès de ferveur...) et dans des contextes (crise personnelle ou familiale, accident, maladie) qui appellent précisément, par leur étrangeté, une lecture surnaturelle, le rêve s’avérant souvent un mode de communication privilégié de la volonté divine 394 . La maladie, l’épreuve, la crise ne sont pas seulement ce que l’on cherche à corriger par le rituel : elles sont aussi le révélateur de plans de réalité différents, de dimensions à la fois cachées et fondamentales de l’expérience humaine, et appellent à ce titre une reconnaissance spécifique par le rituel.

Notes
393.

« The making of a táma is entirely between the person making it and the spiritual being in question (...). It is made “inside oneself” and often not revealed to others until its fulfillment, if then ».

394.

Le rêve est souvent perçu comme une dimension où se révèle une vérité invisible ou cachée à l’état de veille et où se déterminent, se clarifient, des intentions et des obligations. Dans le Coran, Ibrahim reçoit en rêve l’injonction de sacrifier Ismaël.