Le travail de « familiarisation » que produit le rituel consiste à s’y investir comme personne, à titre individuel et collectif. Les relations d’affection et de personnalisation qui se tissent au sein du rituel sont primordiales : elles découlent de ce travail de la familiarité, d’intimisation, lors duquel individu et groupe se confondent et se reconnaissent. Dans le rituel se nouent les aspirations et les sentiments intimes, personnels, allant parfois très loin dans l’attachement (notamment à l’égard d’une figure comme Sveta Bogoroditza, la sainte Mère de Dieu), et les élans collectifs, les manifestations « publiques » de la ferveur. L’icône, le saint, l’offrande sont personnalisés, dotés d’une vie, voire d’un esprit qui rendent possible la manifestation de dévotion, d’amour, de foi à leur égard. C’est parce que les saints ne sont pas des entités impersonnelles mais des individus dont la biographie et le caractère sont connus, notamment par les « Vies de saints » (Jitija na svetiite), ces recueils hagiographiques, qu’une relation spécifique peut s’établir avec eux et leurs attributs (reliques, icônes...).
Ainsi du rite de fertilité de la pomme d’or (zlatnata iabâlka) qui s’adresse à la Vierge en tant que mère, ou des requêtes circonstanciées déposées sous l’icône du saint approprié : par exemple sveti Kiprian, magicien converti au christianisme, auquel on a recours si l’on estime être victime d’un sort. Lorsque les gens rapportent un épisode malheureux de leur existence, et le soutien que leur a apporté le saint ou le kourban pour surmonter l’épreuve, il s’agit d’entériner cette relation intime, cette familiarité qui déborde le seul « contrat » rituel. Ils estiment que, dans certaines circonstances, qui recoupent en général des « rendez-vous » rituels tels qu’un kourban, une relation personnelle s’établit entre eux et le saint, une relation qu’il faut entretenir par des manifestations rituelles régulières telles que les offrandes, qui sont aussi des marques d’affection.
On est donc conduit à situer l’acte du don dans la perspective élargie de la constitution du sujet rituel : le recours aux autres que sont les commensaux mais aussi les destinataires des offrandes, le fait d’être situé soi-même dans la chaîne des dons des autres, et de recevoir du saint les bienfaits dont on le crédite, tout cela fait partie intégrante de la représentation de soi comme participant d’un être ensemble dans lequel on peut adresser et se voir adressé des promesses. Le rituel et la croyance impliquent la personne dans une relation ; même dans l’espace intimisé de la prière, une adresse sinon un dialogue s’engagent.
Le fait de porter le prénom d’un saint ou d’une sainte implique une multitude de relations entre l’archétype sacré et son hypostase humaine : relations de familiarité, de fraternité, d’amitié, de compérage ou commérage. Il existe une catégorie langagière indiquant ces liens par le prénom : on est adach lorsqu’on porte le même prénom. Il n’y a pas réellement de signification rituelle à l’appartenance à une même classe prénominale : les adachi sont simplement censés fraterniser, ils se souhaitent mutuellement bonne fête, ils font remarquer ce lien à leur entourage, etc. mais la célébration du prénom comme reflet de la personne concerne avant tout le porteur de ce prénom et son saint.
Sans s’accompagner d’obligations rituelles, de prescriptions ou d’interdits stricts, l’homonymie instaure des relations complexes et diffuses entre la personne et le saint ou la sainte, allant de la vénération à la crainte. Il arrive qu’une personne pense avoir été punie par son saint protecteur, pour avoir omis, suite à tel incident, de le remercier d’un kourban : le saint en a pris ombrage et provoqué des ennuis dans la vie de son « protégé » (maladie, accident, malchance chronique...).
En vertu de ce lien intime, célébrer le « jour du nom » (imenden), jour du saint dont on porte le nom, est un minimum ; toute la journée, les amis et parents défilent à la maison pour souhaiter une « bonne fête » (tchestit imenden) et se voient offrir hospitalité, boissons et nourritures ; des kourbani peuvent être associés à ce jour, rappelant un épisode difficile lors duquel le saint ou la sainte a aidé son adach. Le kourban joue ici une fonction d’« opérateur personnalisé » : l’offrande animale tout comme le repas signifient personnellement celui qui les « donne » et son foyer, car l’un sans l’autre sont impensables ; l’individu est associé à sa famille qui est en relation avec le monde social. Conformément à la conception holistique de la santé (zdravé), le sacrifiant, sa famille, sa maison, les commensaux, le bétail, les biens et affaires, etc. bénéficient de la répétition conforme et idoine de ces rites 395 .
Cette relation prénominale est un régime spécifique de personnalisation du sacré : le fait de « fêter » une personne lors de la fête patronale ou lors de la date anniversaire suppose deux modes différents d’insertion de la personne entre espace privé et espace public : alors que la date de la fête patronale, indiquée par le prénom, est potentiellement connue de tous, la date anniversaire n’est connue que des proches (Couroucli, 1997). L’anniversaire ne situe pas la personne comme membre de la collectivité des adachi célébrant tous leur saint patron le même jour, mais comme sujet privé.