Narrativité et imagerie

Le culte prend ses accents intimes pour un individu, une collectivité, une communauté, par la narrativité que permettent l’imagerie et l’hagiographie, l’une et l’autre étant les deux faces, visuelle ou scripturaire, d’une même « existence » : celle des saints, des lieux saints, des épisodes saints. On n’a pas affaire, parlant des icônes ou des textes, à de simples choses, supports d’un message, mais à des objets sacrés dotés de vie et porteurs d’une subjectivité qui, bien qu’échappant au commun des mortels, ne le force pas moins au respect et à la vénération.

C’est notamment le cas des icônes, et de celles d’entre elles qui sont à ce point personnalisées qu’on leur confère un nom spécifique, une identité, une histoire personnelle, voire une généalogie : ainsi la Petritziotissa de Batchkovo serait la mère de l’icône d’Asénovgrad, tandis que la Triheiroussa de Troyan aurait choisi elle-même son emplacement (Bakalova, 2001 : 261-274). La parenté entre l’icône miraculeuse de Batchkovo et celle de l’église sveta Bogoroditza d’Asénovgrad donne lieu à un pèlerinage annuel lors duquel la mère et la fille sont réunies (prépolovénié).

L’objet de culte n’est pas seulement doté d’une vertu sacrale, d’un pouvoir émanant de lui, d’une effectivité : il se voit attribuer des caractéristiques qui l’identifient, le personnalisent, lui assignent sa place dans une famille de choses sacrées. Des prières spéciales lui sont associées, que l’on peut qualifier comme « ses » mots, et qui seront sans effet sur un autre genre d’objet ou à d’autres occasions : ainsi d’un petit livret de prières de sveti Kiprian vendu dans les églises d’Asénovgrad, un saint invoqué contre la magie et le mauvais œil. Lorsque l’objet en question dérive directement d’un saint ou d’une sainte, soit d’un homme ou d’une femme ayant accédé au divin, reliques, morceaux de vêtements, tombe, mais aussi image (icône), il est porteur d’un « sacré » spécifique à cette personne sainte. Une église, une chapelle, un sanctuaire, un obrok, sont dédiés à un saint particulier, tout en accueillant le sacré en général, parfois appelé svetoto, terme employé pour qualifier le sacré en même temps comme lieu et comme concept.

La narrativité est relayée par des objets concrets (icônes, reliques, prières spéciales) détenteurs d’une part de la personnalité, du pouvoir, de la sacralité, de l’histoire du saint ou de la sainte. Elle resitue le rituel dans un ensemble de circonstances, d’épisodes, de détails qui le personnalisent, le contextualisent, lui confèrent une vie. L’image joue un rôle de premier plan dans cette narrativité, en évoquant physiquement l’apparence, les attributs, les pouvoirs, voire la vie des saints, souvent sous forme de saynètes entourant leur portrait sur les icônes et illustrant un miracle, un martyre, une aventure.

Les fresques, qui prennent la forme d’images enchevêtrées, alignées, superposées, selon des critères fixes (positionnement du Christ Pantocrator dans la coupole centrale, entourage hiérarchisé d’archanges, d’anges, d’évêques, de rois, etc.), fonctionnent comme ensemble narratif, assemblage de récits. Lorsque l’imagerie est particulièrement dense, comme c’est le cas au monastère de Rila ou à Batchkovo, l’espace sacral, intérieur et extérieur, se fait tout entier espace narratif, discursif, symbolique et explicatif : ainsi saturé de représentations, il se représente lui-même, écrivant son propre texte sur sa surface. L’intention esthétique est indissociable d’un vécu religieux, célébré par l’image et le récit, inscription du sacré dans ses formes et ses événements, locaux ou non.

Le rituel est par ailleurs une formulation de la mémoire des saints. A l’occasion du kourban de Trifonovden à Asénovgrad, otetz Borislav, qui officie à l’église saint-Georges, située dans le vieux quartier, raconte avec force détails l’histoire de Trifon, un saint des débuts du christianisme exécuté pour ses convictions religieuses sous l’empereur Trajan, alors qu’il avait acquis une certaine renommée en obtenant la guérison de la fille de l’empereur précédent, Gordien. Le récit qu’il fait, épisodiquement suivi par quelques visiteurs de la chapelle, est méthodique, sans hésitation et s’accompagne d’images évocatrices : il l’a déjà effectué lors de la liturgie.

Trifon, élevé dans la foi chrétienne, n’était qu’un gardien de troupeaux de la région de Phrygie, en Asie mineure, lorsqu’il fut amené à Rome pour guérir la fille de l’empereur : celle-ci, atteinte d’un mal incurable, avait rêvé que seul un dénommé Trifon pourrait l’aider à recouvrer la santé. Le prêtre appuie son propos en montrant l’une des vignettes de l’icône relatant comment le jeune croyant a expulsé du corps de Gordiana l’esprit malin qui la tourmentait, représenté sous la forme d’un animal noir s’échappant de sa bouche. Sur cette même icône, le saint, équipé de la serpe qui lui sert à couper la vigne, est également représenté à d’autres moments de sa vie, dont sa mort par décapitation.

Toutes les représentations par lesquelles le religieux se donne à voir, à lire, à entendre, à penser, concourent à composer une narration par ailleurs adaptable, modulable et surtout transmissible. Sa fonction est de transposition, de traduction, de socialisation et de circulation autant que d’explicitation ou de signification. Son contenu admis s’augmente de variantes innombrables et souvent déroutantes par leur diversité, qui forment la matière des nombreux récits que l’on peut recueillir sur le terrain, évoquant tel épisode local dans lequel un saint est impliqué.

A Asénovgrad, on raconte par exemple que la Vierge et son enfant, fuyant la Palestine, auraient trouvé refuge dans la région et fondé plusieurs de ses lieux saints. Dans la culture religieuse chrétienne, les représentations picturales jouent un rôle narratif fondamental, de transposition du langage religieux en images reproductibles, remémorables, revisionnables. On ne compte plus les apparitions en rêve de la Vierge ou de saints divers, facilement reconnaissables à leurs attributs, et dont la « rencontre » fonde la pratique rituelle.

Le rêve (sân) introduit une tierce dimension entre le monde matériel du quotidien et le monde divin, entre social et religieux ; par lui, des individus sans pouvoir ni statut social spécifique peuvent se voir attribuer une singularité qui les identifie localement. Le rêve a ceci de particulier qu’il se construit dans l’intimité et reçoit donc des explicitations ad hoc : permettant de justifier un acte a priori ou a posteriori, il instaure un sens là où le rituel le restaure.

Mais le rêve, la capacité de recevoir le rêve et l’aptitude à le transmettre, le divulguer sont également importants pour situer, sur le plan religieux, l’individu dans la communauté et la société. Ce genre d’expérience personnelle, lors duquel s’établit un lien de l’individu à Dieu ou aux saints, donne parfois lieu à une prise en charge collective, créant une situation rituelle. La pratique religieuse concrète est ponctuée de ces « petits moments d’attestation » dans lesquels « se trouvent conjoints ceux du ciel et ceux du village » (Claverie, 2003 : 156), les saints et les habitants.