2) Le rite dans la peau

Corps, émotion, sensation

Pointer le lien entre religiosité et intimité ne veut pas dire que les pratiques religieuses sont inhibées ou introverties : l’intériorité religieuse n’est généralement pas considérée comme caractéristique de l’orthodoxie 396 , dans ses formes « populaires ». C’est ce que montrent le caractère démonstratif des grandes fêtes religieuses orthodoxes, en Bulgarie comme en Grèce (Dubisch, 1995 : 73-75), et le rapport charnel aux objets du culte et à la ritualité, partie intégrante de la pratique du sacré dans le culte orthodoxe : génuflexion, marche sur les genoux, reptation, baiser, toucher, jonction des mains, et bien sûr signe de croix... La pratique religieuse, son individualisation comme sa socialisation, passent par le corps, et le kourban comme moment social de festivité implique ce corps à la fois dans la pratique concrète, travail rituel et dans la pratique alimentaire, comme « prière en mangeant ».

Cette incorporation du religieux fait entrer en ligne de compte les postures du corps, les différentes manifestations physiques de la ritualité, telles que dormir dans l’église, marcher lors d’une procession, prier, se prosterner, toucher et embrasser les icônes, manger le kourban, jeûner, les gestuelles rituelles qui sollicitent la bouche, les mains, les yeux, etc. On a ainsi pu parler de « théologie de l’incarnation » à propos du dogme orthodoxe : « dans l’acte d’oraison, l’esprit et le corps restent indissolublement unis. La participation du corps à la vie de prière est fondamentale » (Evdokimov, 2000 : 46).

Plus précisément, il y a un usage psycho-physique de soi comme vœu, impliquant que le corps est lui-même soumis à une intention, contraint, voire offert. Un pèlerinage comme celui de Tinos (Dubisch, 1995), lors duquel nombre de fidèles parcourent à genoux le chemin qui les sépare de l’église (parfois depuis le port d’où ils débarquent tout juste) et se livrent à divers actes de contrition, illustre une « votivité » plus générale, qui consiste à adopter des modèles de comportement aptes à « incarner » le rite : le corps change autant que l’âme lorsqu’il pénètre dans l’espace-temps rituel.

Dans le rituel, on se conforme à la personnalité de croyant. Cette dimension de l’appropriation peut être perçue comme un « travail » que l’on réalise sur soi par le biais du rituel. Le rapport au religieux est un acte culturel au sens fort : on s’y cultive, c’est-à-dire que l’on y prend forme. Les « manières religieuses » sont aussi des « bonnes manières », des règles de bienséance, c’est-à-dire des actes conformes à ce que l’on pense être et devoir être. La normativité religieuse et rituelle suppose l’acquisition de ce que l’on pourrait appeler une culture rituelle, l’apprentissage et le respect de règles permettant l’intégration à la communauté croyante : le contrôle de la parole, du corps, de l’alimentation, des sens, des pensées, des gestes en font partie.

Cette incorporation/socialisation rituelle consiste à s’appartenir, se maîtriser, et le péché, le manquement, la faute sont perçus comme un relâchement, voire une abdication de soi. L’apprentissage et la pratique du rite contribuent à former l’individu, à le faire sujet religieux et social 397 . Cela ne s’opère pas uniquement au travers de pratiques de contention ou de restriction : l’affirmation du sujet rituel est aussi présente dans la bombance, la festivité, l’exubérance ou les pratiques festives (danse, alcoolisation, hospitalité, gaieté...). Lors d’un kourban, il n’y a pas de distinction claire entre restriction et licence, solennité et festivité.

L’église, le temple sont des lieux de conformation autant que d’expression légitime de la vie émotionnelle. L’église est un lieu où il est non seulement possible, mais souhaitable d’exprimer des émotions aussi diverses que la peur ou l’espoir. Il est fréquent de voir les émotions, par exemple les pleurs, s’exprimer directement chez les personnes que l’on côtoie lors des rituels. Ces derniers sont l’occasion de manifester malheurs et douleurs, d’en parler ouvertement et d’écouter ceux des autres. Parfois, le chagrin semble s’estomper dès le malheur raconté : on passe à autre chose et il reviendra peut-être plus tard ; dans d’autres cas, la douleur reste bien présente, car elle est ici et maintenant, quelque part à la maison ou ailleurs.

Ainsi des rituels de commémoration qui alternent moments de tristesse, de prière, de lamentation, et moments de détente, lors du repas pris sur la tombe du défunt, ou par l’évocation de souvenirs heureux. La pratique de la plainte, parfois ostentatoire, n’est pas sans effet sur « l’écoutant », oscillant entre gêne, empathie, agacement... Elle entretient un lien avec la demande religieuse ; dans ses variations d’intensité, elle évoque le mélange de tristesse et d’espoir, de solennité et de nonchalance que l’on ressent parfois dans une église orthodoxe 398 . La tradition orthodoxe met fortement en avant ce contenu émotionnel du culte et du rite, ainsi que du sentiment religieux. L’environnement du temple répond à la sensibilité et constitue un réceptacle des émotions. L’église est un générateur mais aussi un conservatoire d’émotions, exprimant fortement la dimension sensible de la religion.

L’émotion religieuse a longtemps été considérée comme marque de l’irrationnalité du fait religieux, qui se manifesterait particulièrement dans ses expressions populaires, légendaires, traditionnelles ou mystiques. Le traitement anti-religieux de l’émotion chrétienne est significatif des préconceptions qui voient dans le sujet religieux émotif un esprit faible, cherchant dans la religion une échappatoire à la vie et ses vicissitudes. On oppose la sagesse et l’émotion : d’un côté l’idéal d’ataraxie et d’impassibilité du saint affrontant sereinement son martyre, de l’autre la sentimentalité et l’influençabilité du fidèle.

Or, l’expression des émotions n’est pas une affaire de spontanéité ou de faiblesse de caractère, mais le fruit de dispositions individuelles et collectives acquises, et qui assignent une place spécifique aux émotions comme aux sujets de ces émotions dans le monde social (Papataxiarchis, 1994 ; Herzfeld, 1985 ; Crapanzano, 1994). L’exemple déjà évoqué de Blagovesta montre que l’expression d’une émotion peut se heurter à la réprobation si elle déborde du cadre rituel ou si elle est associée à une personnalité dérangeante. La compassion dont on peut être tenté de faire preuve lorsque l’on assiste à des scènes tristes ou douloureuses ne doit pas occulter cette dimension sociale de l’émotion légitime.

La ritualité suppose un apprentissage constitutif du sujet religieux, et les distinctions qu’opère le rituel se devinent dans les manières de le transmettre. Marie Vrinat décrit ainsi la pratique des pleureuses comme le fruit d’un apprentissage collectif : « les femmes apprenaient à “pleurer” les morts par une sorte de tradition orale : en écoutant, depuis l’enfance, les autres le faire. Cela se transmettait donc entre femmes, de génération en génération » (Vrinat, 1995 : 144).

Notes
396.

« More outward than inward looking, more concerned with external images, with the public and the communal than with the interior of the mystic » (Dubisch, 1990 : 129).

397.

Turner insiste sur cette construction rituelle de l’individu, rendu indistinct au sein de la « communitas » avant de recevoir en fin de compte ses « attributs » sociaux. Mais ce qu’il dit des rites de passage (initiation, installation...) ne serait-il pas valable pour d’autres formes de ritualité ? Tout rite comporte un investissement qui suppose que l’on endosse une fonction, et d’autre part cette participation rituelle « recharge » personnellement l’individu en « valeurs » collectives. « La pédagogie de la liminarité représente donc une condamnation de deux sortes de séparation d’avec le lien générique de la communitas. La première consiste à agir seulement en fonction des droits conférés à un seul du fait de la charge dont il est titulaire dans la structure sociale. La seconde consiste à suivre ses impulsions psycho-biologiques au détriment de ses compagnons » (1990 : 105).

398.

La fréquentation de l’église exige d’ailleurs des dispositions corporelles et mentales contrastées : les mêmes babi qui se jettent humblement, fragilement à terre devant une icône, vous bousculeront sans ménagement pour obtenir une part de kourban ou se faire bénir par le prêtre !