Le deuil : incarner le vivant, dépersonnaliser le mort

Ces séances de lamentations rituelles (voir pour la Grèce Danforth, 1982 et Alexiou, 1974), traduisent l’importance de la gestion féminine de la mort, les femmes entretenant le lien entre les vivants et les morts (Vassas, 2001) : relativement dépouillées de sanction religieuse, elles consistent notamment à évoquer l’environnement du défunt, à marquer l’état d’abandon dans lequel il laisse ses proches. C’est l’absence qui prime dans les évocations funèbres, comme absence quotidienne entraînant des modifications dans la vie de la famille.

La périodicité des commémorations, le rythme du souvenir rejouent cette absence/présence : on donne des nouvelles, on rappelle les qualités du défunt, on lui adresse des prières et des dons, à la fois pour lui faire plaisir et pour que la séparation n’entraîne pas une frustration. A l’encontre d’une conception séparative de la mort, tout est fait pour ménager des « moments en commun » entre vivants et morts : ainsi des repas pris sur la tombe, pour zadouchnitza (équivalent orthodoxe de la Toussaint), lors duquel on amène au défunt sa part du repas (pain, mets, vin, rakija...) ainsi que ce qu’il aimait (sucreries, cigarettes...).

La mort ne doit pas entraîner une déliaison, une aliénation, une altérité du défunt, qui deviendrait comme un étranger à sa famille : c’est du maintien rituel d’une intimité qu’il s’agit. La mort est conçue comme un combat de l’âme pour rester dans le corps et dans le monde, ainsi qu’un combat pour l’âme du défunt entre les anges et les démons 399  : « le moment de la mort était une lutte (agon) » (Alexiou, 1974 : 26).

Ces lamentations, ainsi que le fait de manger sur la tombe, et de pratiquer des offrandes en nourriture, sont attestées dans les premiers siècles du christianisme, puisque certains des Pères de l’Eglise, Chrysostome par exemple, consacrent à ces pratiques des commentaires réprobateurs. Ces positions officielles témoignent du tiraillement entre des conceptions opposées de l’âme, devenue elle-même l’objet d’une tension entre l’église et les fidèles. Les psaumes officiels sont opposés aux lamentations spontanées du peuple, conçues comme des manifestations hystériques, « efféminées » 400 .

Post mortem, le sujet chrétien est censé rejoindre la cohorte anonyme des âmes chrétiennes, et quitter de ce fait tout ce qui l’identifiait au monde matériel, par ailleurs corrupteur et corrompu. Il n’est progressivement plus celui qu’il était (un individu doté d’une biographie, un fils ou une fille, mari ou femme, père ou mère) mais une âme parmi d’autres. Les lamentations dessinent ainsi un double mouvement de personnalisation de la souffrance des vivants et de désincarnation du défunt, auquel on reproche, tout en s’en réjouissant pour lui, de ne rien sentir de cette souffrance.

Le caractère vivant des pratiques funéraires, dans lesquelles le repas est aussi un trait essentiel, souligne par contraste la dépersonnalisation de la mort, ou plutôt la mort comme dépersonnalisation, qui est aussi la fin de la souffrance. C’est cette dépersonnalisation, cette désocialisation au profit d’une identité transfigurée (le croyant, l’âme) qui se laissent deviner dans le soi liturgique, lorsqu’il s’agit aussi de se défaire de soi par l’abstinence, la pénitence, dans la prière, par opposition au, ou plutôt aux côtés du soi rituel qui resocialise, réidentifie, personnifie.

Notes
399.

En accord avec les conceptions chrétiennes traditionnelles d’un Saint Jean Chrysostome ou d’un Grégoire de Nys (Alexiou, 1974).

400.

La description des funérailles de Basile de Césarée par Grégoire de Naziance illustre ce conflit entre un christianisme emprunt de néo-platonisme et une ritualité pré-chrétienne plus passionnelle, entre ataraxie spirituelle et expression de sentiments personnels (Alexiou, 1974).