La constitution du sujet religieux

L’organisation des pratiques rituelles est souvent le fait d’individus ou de groupes d’individus qui y gagnent le moyen d’une expression socio-religieuse les situant dans la communauté locale. L’investissement rituel se manifeste à des niveaux très variés, reflétant des diversités de conditions et d’intimisation du religieux, de sorte que la pratique religieuse ne se laisse ni saisir en bloc, ni distinguer en expériences plus ou moins pures. Les distinctions dont font usage les pratiquants eux-mêmes pour signifier leur pratique, autrement dit pour désigner ce qui, de leur point de vue, a du sens par rapport à leur expérience, appellent une compréhension du rituel comme sphère d’investissements multiples. Le religieux procède en même temps d’un cadre dessiné comme commun, et d’une multiplicité de parcours personnalisés ; l’espace-temps rituel constitue ce que l’on pourrait appeler une interzone, l’expression visant à traduire tout à la fois le caractère religieux et ses frontières floues.

Chez la plupart des personnes et des groupes qui l’effectuent, l’expérience rituelle et la religiosité ne sont ni des constantes ni des exceptions, ni des états quotidiens ni des expériences inhabituelles : elles apparaissent comme des rythmes individuels et collectifs, des dimensions ponctuelles de la vie sociale et personnelle. Loin d’être des états statiques, religiosité et ritualité organisent des échanges entre personnes et entre groupes, transforment et créent des situations inédites, commutent l’expérience ordinaire en vécu religieux et l’expérience religieuse en vécu ordinaire. Loin de renvoyer à une centralité liturgique, elles sont constamment travaillées et définies à leurs marges et par leurs marges.

On se retrouve, dans la ritualité, face à des situations complexes tissées de parcours et d’expériences multiples et parfois contradictoires, d’intentions et de pratiques variées. Il faut en même temps prêter attention à la « personnalisation » (que met-on de ce qu’on est socialement et individuellement dans ce qu’on fait rituellement ?) et aux échanges sociaux permis par le rituel.

Dans l’expérience religieuse, le rituel et le sacré coexistent : le premier est de l’ordre d’un agir social qui revient à se comporter conformément à des principes sans pour autant leur accorder une réelle importance, tandis que le second relève d’une perception fortement subjectivée, intimisée, en tout cas personnalisée, ce qui n’empêche pas qu’il répond aussi à des cadres collectifs. Si l’on s’adonne ponctuellement au rituel comme activité sociale normative, le sacré se présente comme expérience intime : la personne est prise dans le surnaturel, et son quotidien traduit dans les termes d’une expérience sacrale. Cette dernière s’oppose parfois au régime social des institutions par le recours à un holisme qui court-circuite les expressions socialisées du religieux.

Pas plus que le concept de sacré, la notion de ritualité n’admet de centre ou de définition essentialiste : elle consiste en « événements » et « situations » qui sont aussi des rapports d’intensité, lors desquels on peut observer une conjonction plus ou moins forte de ce qui, du point de vue des pratiquants, constitue le (leur) religieux. Des expressions rituelles minimales telles que se rendre à l’église et y allumer un cierge constituent un dénominateur commun, une « forme élémentaire de la vie religieuse », mais nous renseignent peu sur la multiplicité et la polyvalence des manifestations de la religiosité.

Si « l’assiduité du croyant se laisse facilement assimiler à un ensemble de gestes rituels et d’actes routiniers, et ne suppose pas une connaissance approfondie de la doctrine chrétienne orthodoxe » (Vâltchinova, 2002a : 85), ces gestes et ces actes ne suffisent pas à rendre compte de la construction d’un croire, de l’acte rituel ou de la religiosité. Le rite comporte nécessairement une part de simulacre : il formule en des termes convenus ce qui souvent peut à peine s’énoncer. Cette dimension liminale de la fiction rituelle, à laquelle on se conforme tout en l’appréhendant comme jeu 401 , renvoie à une occurrence du croire qui le situe dans un double rapport d’intériorité et d’extériorité.

En ce sens, c’est aussi en termes de rapports entre « intimité » et « publicité » qu’il faudrait appréhender le religieux, ce qui conduit à poser la question de la conception du sujet individuel et collectif de la foi. Conception du sujet qui prend des formes spécifiques dans son acception moderne de l’individu autonome dont les relations avec autrui, mais aussi avec le « sacré », ne sont pas seulement médiées par les institutions et la société, mais l’effet d’un choix au sein d’une pluralité de possibilités. Ce choix est souvent traduit en son contraire : le fait d’être choisi, déterminé.

Si chaque acte religieux, même le plus élémentaire, appelle une forme de subjectivation qui engage la personne, la distance est considérable entre le croyant « routinier » et le croyant « d’exception », ce que viennent marquer des expressions comme « avoir le don », être « élu » ou « choisi », qui font comme si rien ne devait en fait provenir du sujet lui-même. Comme si l’individu n’était jamais réellement libre, mais « pris par autre chose », sur un autre plan. Le sujet fonde son rapport de croyance pour se sentir en retour fondé par lui, de telle sorte que la notion de liberté se manifeste sous la forme d’une proposition paradoxale : pouvoir choisir la voie qui nous choisira. Il y a, dans la ritualité, une forme d’« invention du nécessaire » qui articule l’idée de destin, c’est-à-dire exception, et celle de coutume qui se situe du côté de la norme (Verdier, 1995).

On estime souvent que la vraie religiosité suppose un retrait, temporaire ou permanent, du monde social, marqué par exemple par la prière, le monachisme, les états mystiques, et la construction de formes particularisées du croire, à l’exemple du saint, « personnification du surhumain » (Centlivres, Losonczy, 2001 : 8). Dans le cas des figures mystiques ou des « experts » du religieux (Vâltchinova, 2002b), l’autorité du croire provient du sentiment qu’une relation directe, intime, s’établit entre la personne et le sacré, sans l’intermédiaire de la communauté ou de la société.

Mais par ailleurs, certains cas d’« idiosyncrasie religieuse » sont perçus comme des manifestations déplacées du croire, ne sont pas crédités en somme (voir l’exemple déjà évoqué de Blagovesta). En fait, le contexte du croire, le parcours des croyants, leur position dans la communauté, le passage par des étapes d’attestation de l’effectivité de leur démarche de foi composent un récit qui sera repris ou non, exemplifié ou non, emblématisé ou rejeté, intériorisé ou extériorisé. Le croire, dans ses dimensions les plus intimes, est en définitive un phénomène social.

L’importance prise par la voyante baba Vanga dans la Bulgarie contemporaine peut être analysée comme une forme de socialisation religieuse réussie, une transformation réussie de la marginalité en communauté, dans un contexte social et politique a priori défavorable. Vanga réalise une synthèse entre religion intime, individualisée, autonome à l’égard des formes instituées du religieux, et la personnification d’une mystique fusionnelle avec le sentiment d’appartenance nationale.

Cette femme du peuple, frappée de cécité, représente la constance du sentiment religieux dans une époque de décroyance en les institutions cléricales. Développant un discours autonome vis-à-vis des dogmes orthodoxes, elle agit en dehors des cadres institués du religieux : en cela, son discours est récupérable par d’autres modes de discours conformes à une conception rationaliste du paranormal 402 . Qu’elle vive dans une région emblématique de lutte pour l’histoire et le territoire, la frontière entre les trois Macédoine (bulgare, grecque, ex-Yougoslave), n’est pas étranger à son destin de personnalité spirituelle nationale 403 .

Ainsi, sa biographie autant que sa localisation dans l’espace et le temps jouent un rôle dans son accession à la légitimité socio-sacrale 404 . Le devenir-saint ou sainte 405 est tout aussi tributaire de la personnalité que du contexte social. En qualifiant de tels personnages, dotés d’une fonction de médiation entre le monde matériel et le monde spirituel, de « spécialistes religieux alternatifs » ou d’« experts religieux » (Vâltchinova, 2002b : 25), il s’agit de mettre l’accent sur des compétences qui ne sont pas le résultat d’une reconnaissance institutionnelle ou formelle (telles que celles du prêtre), mais d’une personnalité au sens le plus large du terme. Ces « experts » sont définis par leur expérience et par leur vécu ; ils personnalisent le spirituel, le matérialisent en actes, comportements, gestes. Ils sont tout entiers compétence spirituelle.

Notes
401.

Bien évoqué par Piette (2003), qui analyse les moments où le rite décroche, l’entre-deux où la croyance s’absente, où l’attention se disperse, tous les moments qui indiquent qu’un jeu est en cours, que ses « règles » n’épuisent pas et qui est à la fois joué et vécu.

402.

La « suggestologie » inventée à son intention par le régime de Todor Jivkov.

403.

Deux facteurs qui suggèrent la relation particulière avec sveta Petka, une sainte « féministe » fortement appropriée par les églises nationales (voir Mesnil et Popova, 1993 ; Fabre-Vassas, 1995 ; Vâltchinova, 1996, 1997).

404.

Il faudrait en outre voir son parcours « professionnel », comment elle était située sur l’échelle de valeurs de la société communiste, et son discours moderniste qui pouvait éventuellement reprendre à son compte, dans une sorte de « matin des magiciens » étatique, ces manifestations de la puissance cachée de l’esprit et de la suggestion. Vanga représente, à l’échelle de la Bulgarie, une sorte de synthèse entre différentes traditions et un mouvement général de « recroyance » prônant par exemple le développement personnel ou l’exaltation de la nature, auxquels tous les pays industrialisés ont été confrontés depuis les années 60 (New age...) ; elle personnifie d’un certain point de vue un idéal d’autonomie du sujet et de croyance en l’autonomie qui fait que le sujet religieux est censé pouvoir entretenir des liens personnels avec le sacré. Cette autonomie est la marque de sa « modernité » (sa place dans la société bulgare), entre émancipation possible des carcans de la vie collective, liberté d’articuler ses propres croire(s) et réinscription politique officielle.

405.

Toutes proportions gardés puisque Vanga n’a pas été canonisée.