III Un rite entre les genres ?

1) Genre et sacrifice

Deux virilités complémentaires et opposées

On s’accorde à faire du sacrifice un acte masculin : en ce qui concerne la manipulation du sang, « la femme est en principe exclue de la chasse comme de la guerre (ou de la boucherie). Si la sorcière est fréquente, la sacrificatrice est rarissime » (Roux, 1988 : 125) 406 . La répartition des tâches du kourban voit l’exclusion des femmes de la manipulation du chaudron, des opérations de boucherie et en général de toute la partie à proprement parler sacrificielle (bien que, dans certains cas, elles opèrent elles-mêmes la mise à mort). Le cas des Saracatsani, décrits comme une communauté traditionaliste dont les représentations collectives puisent dans un fond religieux normatif, suggère une stricte répartition des rôles sociaux lors des pratiques festives rituelles (Campbell, 1964).

Dans un ouvrage amateur sur cette communauté, on précise que « les fêtes nominales étaient toujours célébrées en égorgeant un agneau au printemps, un mouton en été et en automne. Ces fêtes étaient célébrées seulement par les hommes et jamais les femmes. De même, seuls les hommes effectuaient les visites dans les maisons et en aucun cas les femmes. Les sucreries étaient inconnues, et quand dans de rares cas on avait eu l’idée d’en proposer aux hommes, ils ne daignaient pas les prendre, parce qu’ils prétendaient que cela convenait uniquement aux femmes. Pour eux le kérasma [la tournée, mais aussi le fait d’inviter quelqu’un] c’était les grillades et le vin. Ainsi pour les fêtes des Sarakatsani, le “grillé” (to psito) et les produits lactés tenaient le premier rôle. Et naturellement, tous les préparatifs de l’égorgement, de l’abattage, de l’écorchement, de l’embrochage, du rôtissage, de la cuisson des entrailles, de la confection des saucisses comme de l’entretien du feu et le tournage de la viande en train de rôtir, tout cela était des travaux purement masculins. Inversement, la fabrication du pain et la cuisine en général étaient le travail des femmes, et c’est seulement lors des mariages que les hommes prenaient en charge la cuisine » 407 .

Les repas collectifs villageois, les rituels commensaux mettent ainsi en scène un modèle masculin de la notabilité sociale : l’hospitalité et l’honneur qui en découle, valeurs fréquemment attribuées aux « Balkaniques » comme aux « Méditerranéens » (Campbell, 1964 ; Jamous, 1981 ; Bourdieu, 1972a ; Pitt-Rivers, 1997 ; voir aussi Herzfeld, 1987 et Dubisch, 1995 : 193-228 pour une approche critique du paradigme « honour and shame ») semblent explicites dans le rituel commensal. Ces valeurs se conforment à un modèle patriarcal dans lequel la respectabilité du père de famille et de son foyer est le trait dominant.

La masculinité de la démonstration sociale que permet la commensalité ne serait que l’une des facettes d’une sexuation plus générale des conduites alimentaires, différentes pour les hommes et pour les femmes, ainsi que le montrent les multiples pratiques nutritives, oblatives ou privatives qui ponctuent la ritualité quotidienne. Cette partition sexuelle, cette sexuation des conduites et des « morales » alimentaires, ne doit pas seulement être analysée en fonction des liens qu’entretiendraient les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, avec toute une série d’aliments : on aboutirait à des catégories, à des classements, voire à des éléments structuraux, mais on perdrait de vue l’épaisseur sociale, les contextes précis dans lesquels ces « catégories » sont véritablement opérantes.

Le rapport sexué à l’alimentation se manifeste autant dans les opérations sacrificielles que dans les multiples occurrences rituelles qui impliquent un rapport à la nourriture, qu’il s’agisse des rites funéraires ou commémoratifs de repas sur la tombe, du jeûne, de la confection des pains qui seront bénis à l’église, etc. Les femmes sont censées occuper une place primordiale dans ces économies alimentaires de la sacralité, qui vont du jeûne à la confection des pains liturgiques en passant par ces multiples épisodes rituels commensaux qui ponctuent le quotidien religieux. La « masculinisation » des valeurs alimentaires telles que déployées lors d’un kourban, et plus généralement de toute pratique de démonstration alimentaire des positions sociales, pourrait pourtant relever d’un effet d’optique dû à la position de l’observateur lui-même.

Les contextes sociaux dans lesquels ces valeurs apparaissent et prennent forme indiquent assez que l’on a affaire à des pratiques explicites, démonstratives d’hospitalité et de socialité : si l’on devait filer la métaphore abrahamique, rien d’étonnant à ce que la scène alimentaire attribue une place de choix aux hommes, et précisément aux chefs de famille, notables, patriarches, pères, etc 408 . Mais par ailleurs, comme nous l’avons vu avec les exemples donnés dans la deuxième partie, qui opposent les repas villageois aux festins des guvendéjis, chaque mode de vie appelle une critériologie culturelle des usages alimentaires. L’hypothèse d’une partition sexuée des pratiques alimentaires est d’emblée relativisée par le fait qu’il faut admettre que les catégories alimentaires ne sont elles-mêmes pas identiques au sein d’un même « genre ».

Le goût pour l’animal rôti à la broche, à même le feu, est fréquemment considéré comme typique de communautés pastorales, par ailleurs dotées d’un système moral rigide (Campbell, 1964), comme les Saracatsani (Karakatchani en bulgare), qui décrivent le plaisir de déguster ce mets entre hommes, dans la forêt, comme dans ce poème : « La femme s’occupe de toute la cuisine / Son royaume est le foyer, elle a le chenet comme trône / Tapsi, poêles, casseroles, elle les fait chanter... / Cependant que de la cuisson de l’agneau, seul l’homme s’occupe ! / Avec joie il se retrousse les manches pour égorger et écorcher / il le dispose sur la broche, il l’assaisonne / il allume le feu, et avec fierté / il le grille comme un armatole, comme un klephte il le découpe ! » (poème signé G. Athana, dans un ouvrage amateur consacré aux Saracatsani) 409 . L’imagerie de la virilité qui se manifeste par des termes tels que palikari en grec ou ionak en bulgare, désignant tous deux l’homme jeune et vigoureux, téméraire et sûr de lui, transparaît dans les « genres » alimentaires.

La description de la fête de Pâques chez les Saracatsans de Grèce reflète la partition entre domaines féminin et masculin, le kourbani appartenant clairement à ce dernier : alors que les femmes prennent en charge la confection de pains, d’œufs teints et prennent la communion, le jour de Pâques « les hommes commencent leur journée par les visites qu’ils se font de hutte en hutte, en commençant par celle du chef des bergers du campement, le tsélingas. Ils se souhaitent bonnes Pâques et dans chaque hutte on leur offre du raki et un œuf rouge (…). Après ces visites, chacun rentre chez soi et se prépare à tuer l’agneau blanc qu’un garçon de la maison a amené. Le berger prend avec lui l’aîné de ses fils non mariés, pour lui apprendre comment on procède, car il y a aussi un art de tuer l’agneau. Il faut l’avoir appris et s’y être accoutumé pour le faire proprement. Aucune femme ne prend aucune part à tout ce qui concerne la mise à mort de l’agneau et à sa cuisson. Les hommes seuls y participent. C’est un acte qui honore leur virilité et qu’ils accomplissent comme une cérémonie religieuse, laquelle se passe toujours en dehors de la cabane » (Hadjimichali, 1951 : 135).

Alors que la viande reste « symbole de la virilité » (Herzfeld, 1985 : 132), on ne peut que pointer l’ambivalence du sentiment de virilité, qui se négocie entre deux modèles archétypaux : sédentarité et vie sauvage. Comme la chasse se pense en contraste avec la vie quotidienne et son rythme familial, professionnel, de telle sorte que le chasseur est pris d’« ensauvagement » (Hell, 1994), c’est dans le contraste entre sédentarité et vie sauvage que s’éprouve la masculinité des Glendiotes cotoyés par Herzfeld : « d’un côté ils acceptent que la sédentarisation apporte de nombreux avantages, (…) de l’autre ils voient le berger transhumant comme un “roi” de la terre » (Herzfeld, 1985 : 130-131) 410 . À la frugalité du repas de l’agriculteur sédentaire (Gavrilova, 1999 : 79) s’opposerait le régime carnivore de l’éleveur nomade (Herzfeld, 1985 : 131).

Si le caractère masculin semble prépondérant dans la préparation et la gestion du kourban, une multitude de pratiques rituelles incluant des épisodes sacrificiels se voient cependant réservés, non seulement à des groupes sexuels en particulier, mais à des groupes qualifiés selon des critères multiples (corporation, classe d’âge, liens familiaux, etc.) : pour les hommes, il en va par exemple de Trifonovden ou Nikoulden, pour les femmes, c’est le cas de Babinden, Kokocha tcherkva ou Stopanova gozba 411 . Certains saints sont parés de qualités et de pouvoirs les affiliant à ces groupes, non seulement en fonction du sexe, mais en raison de multiples caractéristiques entrecroisées : profession, origine géographique, épisodes biographiques, pouvoirs spécifiques, jusqu’au type de martyre du saint ou de la sainte.

Ces kourbani sexués recoupent fréquemment la dimension corporative, les saints célébrés étant associés à certains corps de métiers, eux-mêmes sexuellement identifiés : dans la mesure où la sphère privée, de l’enfantement et l’éducation aux tâches ménagères en passant par les travaux d’intérieur (tissage, filage, lavage...) est fortement féminisée dans la tradition, des saintes sont vouées à ces différentes activités, et en deviennent parfois des gardiennes féroces 412 . Le monde masculin de l’élevage ou de la protection en général (militaire, civile, etc.), mais aussi de l’artisanat, du commerce, etc., comprend lui aussi des saints préférentiels étroitement associés à chaque activité (saint Georges pour les pasteurs et les militaires, saint Spiridon pour les potiers) 413 .

S’il est illusoire de renvoyer chaque cas particulier à une règle, il faut par contre chercher à comprendre comment et pourquoi le rituel articule et fait le départ entre des ordres d’appartenance différents, comment il contribue en somme à mettre en scène ses protagonistes et leurs relations. Si l’on s’en tient au kourban, la plupart du temps, il est un épisode parmi d’autres d’une série d’opérations rituelles qui ont précisément pour but de créer et de mettre en acte des procédés d’inter-reconnaissance dont les critères sont variables : sexe, parenté, corporation, appartenance villageoise, classe d’âge, etc.

Notes
406.

Sur le champ grec antique, on relève « le monopole des mâles en matière de sacrifice sanglant et pour tout ce qui concerne l’alimentation carnée. Tenues à distance de la viande, les femmes grecques ne sont nullement qualifiées pour manipuler les instruments qui, par leurs fonctions culinaires, nous semblent appartenir naturellement au monde domestique et féminin. Les femmes n’ont droit ni au chaudron, ni à la broche, ni au couteau » (Détienne, 1979 : 189-190).

407.

Suit le poème, déjà cité, d’un nommé G. Athana qui illustre selon l’auteur cette répartition des tâches culinaires : « La femme s’occupe de toute la cuisine (…) cependant que de la cuisson de l’agneau, seul l’homme s’occupe ! »

408.

Il en va autrement concernant des pratiques alimentaires funéraires ou plus strictement votives, davantage liées à des situations particulières, familiales ou individuelles, et non pas communautaires en ce qu’elles vaudraient pour l’ensemble du village, du quartier, de la paroisse, etc. et prendraient la forme d’une « démonstration » sociale.

409.

« Le tcheverme se fait entre hommes, et seuls les hommes chantent ces chansons », comme le précisait un interlocuteur karakatchane de la région de Sliven, une ville du centre de la Bulgarie où cette communauté est particulièrement présente.

410.

« The association of an exclusively meat-based diet with the rigors of pastoral life, however creditable to the masculine self-image, brings in its train a deep appreciation of the comforts of home » (Herzfeld,1985 : 131-134).

411.

La Stopanova gozba, ou Namestnikova trapeza, désigne le repas offert au stopan (esprit propriétaire) de la maison, qui a lieu discrètement et sans les hommes (mnogo skrichno, bez mâje) (Luleva, 1998 : 68).

412.

Par exemple sveta Petka (sainte Parascève), personnage hagiographique composé de deux saintes ayant « fusionné » dans les représentations traditionnelles, notamment étudiée par Mesnil et Popova, 1993 ; Fabre-Vassas, 1995 ; Vâltchinova, 1996, 1997.

413.

On pourrait parler de « réseaux de saints » aux attributions parfois distinctes, parfois concomitantes, qui régissent les rapports entretenus à ces différents domaines, réglant notamment les rapports entre « spécialistes » et « profanes », y compris lorsque la spécialisation s’opère sur la base de l’identité sexuelle.