Une articulation des rapports sexués

Le kourban semble une occasion de participation accrue, parfois de « réintroduction » des hommes dans la pratique religieuse, de réinvestissement du religieux par les hommes. Alors que la pratique quotidienne et le service à l’église, la familiarité avec l’église comme lieu de vie sont nettement le fait des femmes, le kourban constitue une masculinisation de la ritualité autour des compétences sacrificielles. Dans les descriptions du kourban comme savoir « faire rituel », la mise à mort, la cuisine, le partage, la commensalité sont autant de phases et d’opérations où l’identité sexuée est amenée à jouer un rôle. Iordan, le chef cuisinier du kourban de Zlokoutchené (région de Samokov), dont l’équipe comportait quatre personnes, notait qu’« ici, seuls les hommes font la cuisine ». L’argument du savoir-faire « kourbanique » revient fortement dans la bouche des hommes, tandis que les femmes insistent plutôt sur la participation proprement religieuse.

Depuis le choix des animaux jusqu’au partage en passant par la mise à mort, le kourban est d’un certain point de vue « une affaire d’hommes », où l’on égorge au couteau, où l’on manie la hache, où l’on porte des chaudrons de cent litres, où l’on travaille dur... avant un repas bien arrosé entre amis. Pour les hommes, dont la participation religieuse reste au quotidien bien inférieure à celle des femmes, le kourban, événement festif à la lisière entre religion et vie locale, n’est pas seulement un rite religieux, mais une responsabilité et une source de fierté : il est un vecteur privilégié d’implication, de démonstration et de socialité masculines. Tout comme on a pu le qualifier de « monde du travail » et « travail du monde », il permet de se représenter le rituel comme une action collective dans laquelle s’éprouvent une partie des compétences par lesquelles on se situe, et on est situé, dans ce monde.

Le rituel peut ainsi être appréhendé comme un mode d’articulation des rapports de la masculinité et de la féminité. Si les femmes n’ont pas moins d’importance que les hommes au sein de la préparation du kourban, leurs tâches ne touchent pas à la mise à mort et la transformation de l’animal en viande : tout au plus aideront-elles à couper les chairs déjà équarries. En revanche, elles prépareront les légumes, le riz, participeront à la distribution, tiendront les comptes lors du paiement du kourban, etc. Comme si hommes et femmes avaient chacun leur domaine de prédilection, même si une certaine souplesse est de mise, les hommes participant parfois à la préparation des légumes, etc.

La transformation du vif en votif semble ainsi se manifester par une sorte de « phasage » du rituel, qui indique des positions différentielles en termes d’élaboration de ce produit votif qu’est le kourban. Les hommes interviennent en amont, dans le travail de manipulation du vivant, y compris la mise à mort ; les femmes jouent un rôle plus déterminant en aval, lorsque le kourban sanctifié est ramené à la maison ; au centre du processus, dans la cuisine, hommes et femmes participent à parts égales.

Les femmes sont notamment les agents par lesquels transitent et se croisent kourbani publics et privés : cette observation est à rapporter au fait que plus largement, elles jouent un rôle prépondérant dans la « domestication » du temple, l’appropriation au quotidien de l’église ou de la chapelle comme un lieu de vie, à entretenir, à occuper, à habiter. Si la préparation du kourban public échoit généralement à des hommes, les femmes cuisinent le kourban domestique. Dès lors que le repas constitue un entre-soi, lorsqu’une partie du kourban est réservée à un endroit et un groupe spécial, lorsque se matérialise en somme ce que l’on pourrait appeler une situation domestique (au sens de domos), les femmes semblent plus spécifiquement en charge de ce service de la nourriture : c’est la pitropka qui prépare le kourban dégusté dans le konak par les nestinari (Gueorguieva, 2001 : 256).

Quand les femmes cuisinent.
Quand les femmes cuisinent. Gorni Voden, 14 avril 2000.
Egorger, dépiauter, équarrir : un travail d’hommes
Egorger, dépiauter, équarrir : un travail d’hommes Govedartzi, Madjaré (région de Samokov)

De même, dans la pratique musulmane, à la distinction entre les sexes se superpose leur complémentarité : si « comme la prière, le sacrifice est un acte masculin par excellence », en s’occupant de l’animal avant son sacrifice et de la cuisine du sacrifice, les femmes ont « la capacité de prendre en charge le domaine du biologique » (Brisebarre, 1998 : 20-21) 414 . Si le sacrifice, acte de rupture, est essentiellement une affaire masculine, tout au long de son déroulement, les femmes se voient créditées d’un rôle de jonction.

Ainsi, comme dans une maison, lors d’un kourban, il y a des tâches, des rôles et des espaces spécifiquement dévolus aux hommes et aux femmes, et c’est leur complémentarité qui réalise le rituel. Du point de vue chrétien, le statut de l’homme en religion est plus ou moins à considérer en regard de la figure du prêtre, détenteur du pouvoir liturgique mais aussi institutionnel : le prêtre est parfaitement identifié comme « masculin », un homme marié et père de famille que sa fonction liturgique et morale soustrait ponctuellement à la sphère mondaine.

Du point de vue d’une lecture domestique de l’espace religieux, les relations entre le prêtre et les femmes familières de l’église redoublent en un sens les relations entre hommes et femmes : si le prêtre assure une fonction sociale et s’identifie à un statut, les femmes jouent notamment le rôle de « maîtresses de maison », en faisant le ménage, vendant des cierges ou des objets pieux, en gérant la comptabilité, en aidant à diverses tâches, et tout simplement en assurant une présence régulière, vivante, habituelle.

Notes
414.

Il est aussi à noter que le sacrifice ne constitue pas l’un des fondements de l’islam, mais un des éléments de la tradition : la « rupture sacrificielle » n’est donc pas inscrite dans le Coran comme l’une des obligations fondamentales du croyant (Bonte, 1999b).