L’illusion du genre religieux

Nous sommes conscients de l’écueil consistant à identifier un espace domestique qui serait l’apanage des femmes, et à ce titre distinct de l’espace public, domaine des hommes. Ne reconduit-on pas ce faisant des classifications rigides contribuant à culturaliser les rapports entre les sexes, classifications associées de surcroît à des « aires culturelles » (Dubisch, 1995 : 193-203) ? Les modèles descriptifs et interprétatifs des gender studies ont largement contribué au développement d’une anthropologie méditerranéenne (notamment en Grèce, Papataxiarchis, 2005 ; Séraïdari, 2005) attentive à mettre en lumière des clivages sociaux, familiaux, symboliques voire mentaux basés sur les identités sexuées.

L’utilisation normative de la notion de genre suggère la prégnance de systèmes symboliques « sexués » 415 , sur des bases largement religieuses. La « sexualisation » de la pratique religieuse est parfois interprétée en termes de rapports de domination : la présence des gitans et des femmes, lors des pèlerinages de Tinos et des fêtes religieuses en général, semble indiquer « l’importance spéciale pour les marginaux et opprimés sociaux » (Dubisch, 1990 : 135) de ces manifestations. Schématiquement, la participation religieuse des femmes serait entre autres le signe de la pression sociale qui s’exerce sur elles.

On a coutume de penser que les femmes s’identifient plus aisément aux archétypes religieux, tandis que les hommes en prennent la part sociale : aux femmes la religion incorporée et intériorisée, aux hommes la religion légitimée et institutionnalisée ? Ce mode de pensée accrédite l’idée d’une religiosité accrue des femmes, liée à des caractéristiques de genre, également reliée à un tropisme sentimental qui associe manifestations émotionnelles et féminité (Dubisch, 1995 : 213). Dans le champ méditerranéen, cette sexuation renvoie à des catégories morales telles que l’honneur et la honte, qui ont fait l’objet d’analyses critiques 416 , se défiant d’une approche polarisée des relations entre les sexes qui conduit en fait à reproduire un discours dominant.

Les oppositions terme à terme (homme-femme, honneur-honte, force-faiblesse, etc., Blok, 1984 ; Campbell, 1964) souffrent d’une illusion d’optique, due à la perspective adoptée : en prenant pour acquises les catégories masculines de la dignité et de l’honneur, elles entérinent un grand partage qui est censé s’appliquer à tout le domaine méditerranéen 417 . Dans leur souci de comprendre le groupe social qu’ils observent comme une culture, un tout homogène, les anthropologues auraient repris, en les théorisant, des catégories de pouvoir « indigènes », souscrivant de facto à l’ordre social apparemment en vigueur.

Ainsi, il n’est pas facile de faire la part du descriptif et du normatif dans la notion de genre : si la division sexuelle du monde et de ses représentations joue un rôle dans les représentations traditionnelles, que traduisent la ritualité et les conceptions religieuses, celle-ci prend cependant place parmi une multitude d’autres catégories. Le genre n’est pas une valeur en soi, mais un indice de la position que l’individu occupe dans sa famille ou sa communauté. Ce critère ne l’emporte pas sur d’autres, notamment celui de l’âge et tout ce qu’il implique de positions sociales et symboliques différenciées en termes de maturité, d’expérience, de cycles biologiques, de responsabilité collective, etc.

Il n’est pas suffisant de parler de genre : il faut aussi parler de genre selon l’âge, la position sociale, le parcours personnel, le contexte familial, la capacité d’enfanter, le métier, le statut personnel (mariage, célibat, veuvage...). De multiples divisions touchent les individus en fonction de leur sexe, de leur âge, de leur statut social et biologique : à la différence entre l’homme et la femme se superpose une myriade de distinctions, par exemple entre la vierge et la femme ménopausée ou entre le petit garçon et l’adulte 418 .

Les tentatives classificatoires sont fréquemment invalidées par l’observation des rapports concrets, dans lesquels les catégories de « masculinité » et de « féminité » s’avèrent beaucoup plus labiles que le laissent à penser les lectures en termes d’ordres symboliques, puisant éventuellement dans des cosmologies et des archétypes religieux (Loizos et Papataxiarchis, 1991 ; Dubisch, 1995). D’une part les seuls critères de genre n’épuisent pas le sens des modèles symboliques ou rituels, d’autre part ils ne s’y résument pas ; enfin, les modes de représentation de l’identité sexuelle ne sont pas identiques dans le temps et dans l’espace.

Il importe de distinguer le genre et le sexe : « le sexe est un fait biologique ; le genre un phénomène culturel » (Galatariotou, 1984-85 : 56). Ce qui nous intéresse n’est pas le sexe en tant que tel, comme réalité biologique, mais les manières dont on aménage et résout socialement les relations de genre. De ce point de vue, il n’y a jamais l’homme ou la femme, mais l’homme et la femme à différents âges et statuts, comme enfants, adolescents, parents, etc., dans la famille, dans la religion, dans la vie professionnelle, en société, etc 419 . Les catégorisations de la personne croisent toujours de multiples critères (âge, sexe, caractéristiques physiques, mentales, profession, etc.) : la personne rituelle est enserrée dans une trame sociosymbolique censée régir tout à la fois son existence en tant qu’être individuel et en tant qu’être social, membre d’un corps collectif.

Il est possible d’aborder la pratique sacrificielle comme réceptacle d’un discours sur les rapports entre masculin et féminin : cela nous aide à saisir comment le thème du sacrifice est élaboré en discours sur la filiation, l’intégrité et la « spiritualisation » du biologique. Mais est-il pertinent, ou même utile d’en tirer des conclusions sur les relations de genre dans les sociétés bulgare ou grecque, fussent-elles envisagées sous l’angle de leurs « traditions » ?

Ce serait passer trop vite d’un ordre de discours à un autre : de l’interprétation d’une notion et d’un objet tel que celui de sacrifice comme discours sur le genre, à la multiplicité des pratiques concrètes que l’on peut voir à l’œuvre dans la construction sociale des genres. Ainsi, nous nous attacherons d’une part à comprendre le kourban en particulier comme articulation rituelle concrète des rapports entre hommes et femmes, d’autre part à interpréter le sacrifice comme discours sur les rapports du masculin et du féminin.

Il peut être fructueux de considérer les relations de genre, telles que nous les envisageons à propos de la pratique du kourban, moins comme des identités normatives reçues passivement par les individus, que comme des compétences sexuées mises en œuvre selon le contexte, au même titre que d’autres compétences. Nous pouvons ainsi renverser la question en considérant la scène rituelle comme un lieu de production spécifique de rôles sociaux par ailleurs conçus comme traditionnels et référés à des modèles religieux, et parmi eux les rôles sexués : en ce sens le rituel peut susciter l’expression de rapports traditionnels (ou traditionalisés) entre hommes et femmes.

Il nous faut ainsi restreindre le champ d’analyse aux relations de genre telles qu’elles s’articulent dans un contexte rituel donné, sans postuler que ces relations s’expriment telles quelles et égales à elles-mêmes en toutes circonstances, mais en suggérant qu’elles sont « travaillées » pour l’occasion. Au lieu de parler de relations de genre, on peut chercher à saisir dans le fait rituel un cadre d’expression, de mobilisation et de complémentarité de compétences entre autres sexuées. Le rituel constitue un espace-temps dans lequel on s’investit aussi (mais pas seulement) au titre d’homme ou de femme, de père ou de mère de famille, dans lequel on éprouve entre autres une masculinité et une féminité, mais aussi l’appartenance à une classe d’âge, un quartier, une profession, une tradition.

Notes
415.

Ainsi des conceptions saracatsani des structures familiales calquées sur le modèle archétypal de la famille divine (Campbell, 1964), de l’importance de l’identification aux personnages sacrés sur la base d’une co-appartenance sexuelle (du Boulay, 1991), de l’interprétation du culte des Anasténaria en termes de résolution de conflits entre belle-mère et bru autour de la figure du fils/mari (Danforth, 1991).

416.

« In attributing the characteristics of preindustrial northern and western european culture to “the mediterranean code of honor” (...), Blok discursively relegates the collectivity of circum-mediterranean peoples to a premodern age » (Herzfeld, 1987 : 70).

417.

S’interrogeant sur le passage de la cognation à l’agnation, Bonte remarque que « les valeurs agnatiques correspondent à une lecture masculine de l’ordre social qui représente l’un des aspects de la stricte distinction culturelle et structurelle du masculin et du féminin » (Bonte, 1999b : 290). Pour des questionnements similaires, voir aussi Métral, 1999 ; Kilani, 2000c : 206-235.

418.

Un rite comme Babinden, la fête des babi (grands-mères) qui sont aussi les accoucheuses illustre ce travail de la distinction, qui oblige à ne pas se contenter d’opposer deux sexes, mais à saisir la personne selon de multiples autres critères : âge, statut familial, fonction sociale, etc. Les rites qui entourent ces femmes, auxquels participent aussi les jeunes femmes accouchées durant l’année écoulée, mais dont les hommes sont exclus, comprennent notamment des échanges de nourriture (une panitza, une poule cuite, du vin) et de cadeaux, des lavements rituels, des chants et danses à caractère parfois érotique, etc. De même, sainte Petka est particulièrement liée à la féminité ; dans de nombreux endroits, les femmes lui font un kourban à la date patronale (14 octobre). Cette sainte aux vertus thérapeutiques est visitée par les femmes stériles ; à Dolna Bania, on se débarrasse de la migraine avec l’eau du sanctuaire de sveta Petka. Son nom est une référence implicite au vendredi ; le kourban qui la célèbre se fait souvent avec des poules, animal associé à la féminité.

419.

La revendication implicite de Galatariotou (1984-85 : 82), que les femmes ne soient pas vues comme « mères » ou « filles », mais simplement comme « femmes », comporte un risque essentialiste : on peut dire qu’il ne suffit pas qu’elles soient vues comme « mères » ou « filles » sans pour autant postuler une « femme » en quelque sorte générique.