Une féminité du croire ?

De fait, les femmes suivent, gèrent et produisent avec beaucoup plus d’assiduité que les hommes les différents cycles rituels et spirituels  : commémorations funéraires, prières votives, présence à l’église, confession, etc. Au quotidien, elles occupent et entretiennent l’espace religieux, au sens large. Par référence au « monde renversé » (Bourdieu, 1972b), on peut identifier un « monde redoublé » dans ces rapports entre foyer et temple. L’église ou la chapelle deviennent parfois une véritable maison commune des femmes, un lieu intime, entre le foyer familial et le bien collectif.

Des modes de fonctionnement communautaires se mettent en place, autour de la fréquentation de l’église, de la pratique du chant, de la commensalité qui suit les offices religieux, de l’observance des périodes de « pratique » religieuse accrue (jeûne, interdictions rituelles...). Comme nous l’avons déjà noté, la prédominance du féminin dans le public religieux prend la forme d’une équivalence entre espace domestique et espace rituel. L’église et la religion sont conçues au quotidien comme des pratiques ou des lieux de familiarité, dans toute l’acception qui veut que l’on fait famille, par le religieux, avec les parents humains, mais aussi avec la famille idéale, divine.

La maison de Dieu est à proprement parler une maison familiale où l’on se livre parfois aux mêmes activités que dans tout foyer : manger, dormir, faire le ménage, etc. Notamment pour les femmes d’âge mûr, la prise en charge quotidienne du religieux s’apparente dans certains cas à un second mariage ou à une seconde famille, sur fond d’engagement personnel : on trouve ainsi dans les églises de nombreuses veuves, en quelque sorte dégagées des obligations familiales, impliquées dans les tâches paroissiales. La présence féminine à l’église est relativement mieux légitimée que celle des hommes, selon la conception de l’église comme foyer, maison susceptible d’une prise en charge domestique et parfois d’une certaine appropriation privative.

Ainsi des kliotcharki (gardiennes des clés) qui gardent parfois jalousement leur chapelle et exposent avec fierté le fruit de leurs initiatives de « maîtresses de maison » : effets de décoration, rituels « semi-privés » réunissant quasi-exclusivement des groupes de femmes, « petits plats » rituels que l’on échange entre amies lors de longues séances de bavardage, après l’office, récits très personnalisés touchant telle icône, etc. J’ai plusieurs fois assisté à de telles liturgies « entre-soi », à l’issue desquelles on goûte, avec les pains qui constituent l’aliment rituel de base, jus de fruits, miel, fruits séchés, brioches préparés par les officiantes.

Le drujestvo (compagnie, association) d’Asénovgrad, ce groupe de femmes pieuses qui se réunissent et vont d’église en église pour chanter, lors des liturgies, constitue un exemple significatif de cette féminité du religieux. On attribue à une figure mystique locale, Baba Sultani, la fondation de cette association : elle aurait reçu en rêve, de la Vierge, l’ordre de fonder ce groupe de chant, à l’église Blagovechtenié 420 . Le chant est la principale raison d’être de cette compagnie féminine, qui grâce à un effectif important, est présent à quasiment toutes les liturgies dans les églises de la ville et lors des grandes occasions. La participation masculine s’intègre et se régule généralement en fonction de cette présence féminine : les femmes gardent la maîtrise du fonctionnement laïc de l’église, les prêtres occupant une position à part, étant des agents officiels, des « professionnels » du culte.

En termes de rapports de coopération religieuse entre hommes et femmes, la représentation directe ou la participation légitime aux opérations de l’église est ainsi le fait des prêtres et des femmes âgées le plus souvent. Les hommes gravitent de manière beaucoup plus ponctuelle, et pour des opérations spécifiques, autour de ce noyau dur : ils sont parfois mis à contribution dans le sillage d’un membre féminin de leur entourage, leur femme ou leur mère. Et il n’est pas rare que ceux d’entre eux qui s’investissent plus avant dans la vie paroissiale soient eux-mêmes dans une position sociale spécifique : retraités, veufs, personnes plus ou moins « décalées », « atypiques », dans les termes de la « masculinité » (célibataires, chanteurs d’église, diacres, etc.). L’église peut alors constituer un lieu de (re)socialisation, comme dans le cas d’Alexandâr, kourbandjija de l’église sveti Nikolaï d’Asénovgrad, qui ne se cache pas des multiples ruptures biographiques qui l’ont mené à habiter en permanence dans l’enceinte du temple et à devenir l’homme à tout faire (gardien, jardinier, maçon, égorgeur et cuisinier…).

Sans trop nous avancer sur un champ comparatif, si l’on compare le temple en islam et en christianisme, on constate qu’il est respectivement une maison des hommes, et un second foyer pour les femmes. Pourquoi les hommes en islam et les femmes en christianisme sont-ils les acteurs préférentiels (ou socialement visibles, explicites) du religieux au quotidien ? La question, qui mériterait d’être nuancée, se pose certainement en regard des statuts du masculin et du féminin dans chaque religion, dans les types de socialité que chaque religion met en valeur, dans les représentations traditionnelles du temple, mais aussi dans les fonctions liturgiques et leur structure hiérarchique : la dévolution au prêtre du pouvoir religieux lui confère une position médiane, le clergé étant « un corps médiateur entre Dieu et l’ensemble des chrétiens » (Meslin, in Lenoir et Tardan-Masquelier, 2000 : 401). En revanche, chaque homme musulman est « son propre prêtre ».

Il semble que christianisme et islam n’opèrent pas les mêmes distinctions entre masculin et féminin, comme le montre le sacrifice musulman, qui participe d’un travail de distinction et de « partage » (Bonte, 1999b) entre les sexes. Même si en islam, le sacrifice ne provient pas du canon, mais de la tradition, il devient un rite structurant des rapports de genre, qui sanctionne la masculinité. En contexte orthodoxe, alors que les femmes occupent la scène religieuse au quotidien, le kourban s’avère un espace-temps de réélaboration des relations de genre, d’investissement religieux masculin et de coopération entre les sexes. Par ses caractéristiques festives, pratiques, organisationnelles, alimentaires, le rituel participe au décloisonnement des critères sexués de la religiosité.

Relativement absent du religieux ordinaire, l’homme joue un rôle dans les prestations rituelles impliquant l’hospitalité, la commensalité, la socialité. Le statut masculin dans la religion chrétienne semble à plusieurs égards ambigü : si l’identification des femmes à Marie semble beaucoup plus aisée que l’identification des hommes au Christ, c’est aussi que ce dernier, se situant au-delà des sexes, ne se définit pas précisément par des qualités « viriles » (Dubisch, 1990 : 132) 421 . Le Christ ne semble pas pouvoir constituer le modèle masculin du religieux, parce qu’il n’est précisément pas l’incarnation d’un principe masculin, mais d’un principe divin 422 .

Il apparaît que Marie est le personnage avec lequel l’identification est la plus aisée, dont la sexuation s’opère le plus aisément (du Boulay, 1991) 423 . Par son caractère médiateur, seul élément complètement humain du modèle chrétien de la famille sacrale (Campbell, 1964), Marie maintient un double visage, à la fois « “Vierge” et “Théotokos” » (Claverie, 2003 : 39). Elle est un intercesseur privilégié, notamment par ses apparitions, entre les hommes et Dieu ou le Christ ; de par ses qualités protectrices et maternelles, elle se situe au cœur de la religion populaire 424 .

Seule Marie se réalise complètement en tant qu’être sexué, en enfantant physiquement le Christ (voir Claverie, 2003). Ce faisant, elle réhabilite la femme, par qui était venue la chute : la chair féminine qui avait péché devient porteuse de la Rédemption, un cycle s’achève. Cette articulation est au cœur de la conception selon laquelle la femme, en tant que mère et maîtresse de maison, « transforme le désordre de la souillure en ordre domestique » (Loizos et Papataxiarchis, 1991 : 11) 425 .

Parallèlement, il existe une pression traditionnellement plus importante sur le corps et l’intimité des femmes, pression à laquelle religion et tradition proposent un cadre rituel. Le corps féminin doit être particulièrement contrôlé car il est jugé indocile, à l’exemple de ses multiples manifestations, réelles ou imaginaires, que sont l’enfantement, les menstrues, la parole, les larmes, les émotions (sur le contrôle du corps des femmes et de ses manifestations : menstrues, émotions, enfants, du Boulay, 1986 ; Herzfeld, 1991).

Les caractéristiques de la femme dans les conceptions byzantines sont associées à sa nature charnelle : « faiblesse inhérente, tendance à la tentation, propension à la sensualité » (Galatariotou, 1984-85 : 60) et aux trois pires passions que sont « la gloutonnerie (gluttony), la vanité (vainglory) et l’avarice », auxquelles sont opposées trois armes divines, « le jeûne, l’humilité, la pauvreté » (p.77). Cette conception de la femme oscille entre deux extrêmes : la femme pécheresse, Eve et la femme déesse : Marie (du Boulay, 1986). Dans les deux cas, la femme serait, par son corps même et le degré de maîtrise de ce corps, une instance médiatrice de forces maléfiques ou bénéfiques : ni Dieu ni diable, mais l’instrument par lequel ils influent sur la destinée humaine.

L’approche symbolique du modèle religieux de la féminité ne suffit pas à expliquer pourquoi, dans la gestion de l’identité et de la pratique religieuses, dans l’expression du sentiment religieux, les femmes (surtout mûres ou âgées) occupent un rôle de premier plan en domaine chrétien. Mais elle nous permet peut-être d’envisager, dans le cadre plus restreint d’une interprétation du discours sacrificiel, les rapports entre vie biologique et vie spirituelle d’un côté, entre représentation symbolique du féminin et du masculin de l’autre.

Du point de vue du sacrifice comme opération de transformation, ce n’est pas tant cette fonction de modèle qui nous semble devoir être analysée, que la problématique des rapports entre le corps et l’esprit, ou plus exactement entre l’incarnation de l’esprit et la spiritualisation du corps. Donner un corps à l’esprit et une âme au corps : voilà peut-être une formulation adéquate de ce qui se joue dans l’opération sacrificielle.

Notes
420.

Blagovechtenié, l’Annonciation (25 mars – 7 avril), est par ailleurs une fête de fertilité des femmes.

421.

« While religion offers an appropriate role model for women in the form of the Panaghia, the pure mother, Christ does not offer a similar model for men since the virtues he represents are inappropriated for greek male behaviour ». Le rapport à la masculinité et à certaines de ses expressions comme la paternité et la dimension patriarcale fait problème : le Christ conteste, en même temps qu’il la dépasse, la figure du patriarche de l’Ancien Testament associée aux détenteurs du pouvoir religieux (les docteurs de la loi).

422.

En revanche, de nombreux saints, et notamment les militaires, très populaires en Bulgarie comme en Grèce, présentent des caractéristiques viriles évidentes, complémentaires de leurs qualités spirituelles : c’est le cas de Saint Georges au premier chef, mais aussi de Dimitri ou de Constantin. Pour Danforth, le rituel des Anasténaria, exécuté à l’occasion de la fête des saints Constantin et Hélène (21 mai) constitue une mise en récit métaphorique de l’alliance et des problèmes que pose la virilocalité (Danforth, 1989 ; 1991). Le rite s’accompagne d’un récit mythique, le voyage de Constantin, lors duquel la femme nouvelle-venue se trouve aux prises avec sa belle-mère : cette dernière maltraite sa bru en l’absence du fils, qui punit sa mère en la tuant. Le culte des deux saints (Hélène est la mère de Constantin) sert alors d’opérateur des relations intrafamiliales et intracommunautaires, notamment pour les femmes « étrangères » mariées à des habitants du village, qui parviennent à intégrer la communauté en devenant anasténarisses.

423.

Sur les représentations de l’identité sexuelle, sur les relations entre personnes de différents sexes et de différents rangs dans la famille, ainsi que sur la manière dont les personnages centraux et archétypaux du christianisme influent les statuts masculin et féminin, voir Campbell (1964) ; du Boulay (1991).

424.

Le kourban de l’Assomption, très célébré en Bulgarie, est décrit comme celui qui mobilise, avec le kourban de Saint Georges, le plus d’énergies chez les croyants. Nombreuses sont les chapelles dédiées à Marie, son voile, les différentes phases de son existence ; elle est très présente dans le calendrier en raison de ses nombreux attributs et des événements qui lui sont liés : le 15 août (Assomption), le 8 septembre (Nativité), le 1er octobre (le voile), le 7 avril (l’Annonciation), etc. On attribue de nombreux miracles à son voile. Pour otetz Nikolaï, de Raduil, on lui doit la protection des icônes menacées par les iconoclastes. Dans le même village, on honore spécifiquement le voile de Marie en raison d’un épisode des guerres balkaniques lors duquel elle a protégé des soldats du village. Marie protège les femmes enceintes des risques de fausse couche et guérit la stérilité. Mais en raison même de sa popularité et de sa fonction médiane, sa position n’a pas toujours été évidente : la « mariolâtrie », la doctrine de l’immaculée conception ou celle de la virginité de Marie ont fréquemment été des points de contestation, à la fois internes et externes au christianisme. L’« Immaculée Conception », l’enfantement du Christ n’ont jamais cessé de reposer les questions de la virginité mariale, du procédé de conception et du statut du divin enfant : il s’agit d’une rupture radicale de la maternité et de la naissance (Claverie, 2003).

425.

« transform polluting disorder into domestic order ».