2) Partage et continuité

Le sexe et le saint : engendrer et consacrer

Le statut de Marie Mère de Dieu est de toute évidence en rupture avec une conception patriarcale et donc masculine du lien au divin : il instaure la femme comme médiatrice charnelle entre Dieu et les hommes (Claverie, 2003). On peut lire l’altérité sacrificielle du christianisme sous ce rapport : alors que le sacrifice vétérotestamentaire constitue une filiation spirituelle par les hommes qui vient redoubler (et accomplir sur un plan sacral) la filiation naturelle par les femmes, le cas de Marie rend inutile l’acte sacrificiel masculin. L’enfant Jésus étant divin dès l’origine, nul besoin de le consacrer en le sacrifiant 426 .

La place qu’occupent les femmes dans la religiosité chrétienne, leur présence au temple comme maison, peut se concevoir sous cet angle : si l’islam réinstaure par le sacrifice le « partage » (Bonte, 1999) vétérotestamentaire des corps et des filiations, le christianisme met la femme au centre des médiations entre l’esprit et le corps. Fondant le sacrifice d’une part dans la seule personne du « fils de Dieu », d’autre part en esprit, il escamote le rôle sacrificiel des hommes : c’est la mère qui engendre tout à la fois le corps et l’esprit. Mais cette ligne de partage n’est pas tant brisée que déplacée : si les hommes restent les médiateurs institutionnels avec Dieu par leur fonction sacerdotale, ils n’interviennent plus sur la filiation, dont seules les femmes sont détentrices.

Il y a dans la symbolique du sacrifice dans les religions du Livre un jeu permanent sur le fait de donner la vie et de donner la mort, qui semble se traduire en termes rituels. Les femmes s’occupent de la dimension vitale de la nourriture, à l’exemple des mets funéraires qui consistent à réaffirmer par la ritualité alimentaire la place du défunt dans le monde vivant : les repas funéraires pris sur la tombe, le kolivo marquent en même temps la mémoire vivante du défunt et sa participation totale dans la nourriture. Dans le kolivo, les femmes cuisinent et donnent le « corps du mort » (Vassas, 2001) : le nourrissant, elles font vivre le mort, le maintiennent dans la sphère des échanges vitaux.

Les hommes, notamment en abattant les animaux du kourban, s’occupent quant à eux de la dimension « létale » de la nourriture, qui n’est pas seulement le mort du vif, mais la transformation du vif (vie biologique) en votif (vie spirituelle) en passant par la mort. Nous pouvons faire l’hypothèse que la métaphore sacrificielle de la transmission et de la filiation constitue un discours sur la « création » de la vie et de la mort, dans laquelle les femmes ont la capacité de donner la vie, et les hommes celle de donner la mort 427 . La transformation que les femmes opèrent est la création du vivant à partir de la chair, de leur propre chair ; la transformation effectuée par les hommes est la spiritualisation du vivant, y compris par sa mort, sa dévitalisation. Le sacrifice semble opérer au croisement de ces opérations de transformation.

Si on note généralement l’implication des femmes dans la nourriture, celles-ci étant nourricières « par nature », l’exemple du kourban montre que l’inverse existe aussi, et qu’une fonction socialement nourricière peut être dévolue aux hommes. Comme nous l’avons suggéré, le rituel marque une réappropriation du rite religieux alimentaire par les hommes, au cours d’une cuisine collective dans laquelle il s’agit de confectionner socialement et ensemble le repas rituel, bien que dans des rôles distincts. Les femmes ont une fonction nourricière éminente et évidente, notamment concernant les mets rituels liés aux célébrations funéraires (Zadouchnitza, kolivo) et aux « aliments » cérémoniels (pains, brioches, hosties).

Il s’agit de plats qui relèvent soit de l’intimité et sa célébration (repas en mémoire du défunt), soit du temple et de sa liturgie : dans les deux cas, l’espace alimentaire peut être décrit comme domestique au sens large, qu’il s’agisse de la maison réelle (le foyer) ou symbolique (l’église). Le kourban impliquant des animaux, une gestion de la mort, s’accomplissant dans l’espace extérieur public ou semi-public de la cour ou du jardin, un espace ouvert au public, il est un espace de représentation de rôles sociaux. Par contraste, la cuisine est un espace semi-fermé, dans lequel un certain secret peut se maintenir, que l’on pourrait par ailleurs comparer au secret de la fécondation (comme le suggèrent les analogies entre le four et le ventre, la cuisson et la gestation : Brouskou, 1988 ; Popova, 1995).

Selon nous, le sacrifice se situe ainsi au croisement entre la filiation biologique et la filiation spirituelle. Les registres de la visibilité et du secret permettent de saisir cette question des caractéristiques sexuées du soi : les hommes doivent fonder et démontrer sur un plan invisible ce qui leur est rendu infondé par nature, les femmes doivent cacher ou camoufler ce qui leur est naturel. On montre ce qu’on n’a pas, on cache ce qu’on a ; on cache la vie, on montre la mort. On trouve bien d’autres exemples attestant de cette tension entre la forclusion de la vie et la démonstration de la mort. Comme le suggèrent les prescriptions qui entourent la grossesse et les rites de quarantaine qui accompagnent la naissance, la fabrication de la vie est considérée comme une période cruciale, lors de laquelle la mère et l’enfant doivent être préservés de toute atteinte extérieure.

En revanche, les multiples démonstrations de douleur qui entourent les funérailles, l’expression publique des sentiments dans les lamentations rituelles indiquent que la fabrication de la mort passe entre autres par une forme de mise en commun du malheur. Au secret de la vie s’oppose la démonstration de la mort, son caractère public et collectif. Cette mise en contraste de la naissance et de la mort, pour partielle qu’elle soit, a pour but d’exemplifier ce qui nous semble affleurer dans le sacrifice : comme si d’un côté, il s’agissait de cacher la vie pour la préserver, maintenir et affirmer son intégrité, de l’autre côté de montrer la mort pour la partager, faire disparaître la mort en la montrant et la « distribuant ». À une cuisine du privé, de l’intime, du caché, semble correspondre une cuisine du public, du visible, du montré. Ce jeu de caché/montré renvoie aux formes du soi : dans un autre registre, celui de la procréation, les femmes montrent ce que les hommes cachent.

En s’inspirant d’une lecture du don et de la rétention (Godelier, 1996), d’un côté, il faut garder ce sacré de la vie, de l’autre, il faut se déposséder de la mort et l’échanger ; la vie est quelque chose que l’on doit conserver et soustraire à l’échange pour préserver son intégrité, la mort est quelque chose que l’on doit échanger et donner pour en assumer la disparition. Comme si les femmes avaient une intimité et pas les hommes, comme si l’intimité des femmes sources de vie devait se préserver au secret, tandis que l’image des hommes devait se dé-montrer dans la relation sociale.

Un partage s’établit entre corps et âme, qui n’est pas simplement l’effet d’un dualisme, mais une question : si les femmes ont de toute évidence un corps, les hommes doivent avoir une âme. Le temps et le lieu du rituel permettent une réarticulation, une réharmonisation de ces distinctions : sans les abolir, ils les entreproduit, les accouple. Le sacrifice peut ainsi être envisagé comme une métaphore de l’engendrement et du cycle de vie, et de la complémentarité hommes-femmes dans cet engendrement. La mort sacrificielle est une renaissance par l’esprit de ce qui existait par la chair. Il conjoint les contraires de telle sorte qu’en même temps que la vie contient la mort, la mort engendre la vie : l’animal devient chair votive.

La femme nourrit naturellement, l’homme nourrit spirituellement : l’une engendre les aliments, comme la Vierge a engendré une nourriture divine ; l’autre accomplit le salut en sacrifiant. Il accomplit le passage du corps à la nourriture divine. Le rôle du prêtre est de consacrer par la parole, acte d’engendrement spécifiquement masculin : « la semence du Christ, c’est sa parole » (Héritier, 1996 : 298). L’offrande, le sacrifice, peut être perçu comme la réappropriation symbolique de la capacité génitrice : c’est par l’alliance d’Abraham, la parole échangée avec Dieu et l’esprit dont elle est porteuse, que l’enfant est engendré ; un statut « génital » de la parole qui transparaît dans l’Annonciation.

Les femmes engendrent par le corps, les hommes par l’esprit. À la question qu’est-ce que créer ? on pourrait ainsi répondre : engendrer pour les femmes, consacrer pour les hommes. Permettant en un sens un engendrement symbolique, le sacrifice constitue un discours sur des choses aussi variées que le corps, la sexualité, la famille. À la mère naturelle correspond le père social (Héritier, 1996), voire spirituel, engendrement et filiation correspondant à deux formes distinctes du lien et de la transmission. L’évidence du corps des femmes a pour corrolaire le corps problématique des hommes, dont on n’est pas certain qu’il crée. En revanche, les hommes disposent du pouvoir spirituel refusé aux femmes. Ainsi, chacun devrait démontrer ce qu’il n’aurait pas : l’âme pour les femmes, le corps pour les hommes.

Notes
426.

Plus exactement, le signe de l’alliance nouée par le sacrifice s’inverse : il ne porte plus sur un objet que l’on sacrifie, mais sur le sacrifice de soi, à l’image du sacrifice consenti de Dieu fait homme.

427.

Que cette mort soit sacrale (sacrifice) ou transgressive (meurtre).