Le sacrifice comme conformation à un « modèle du genre »

A ce point, un parallèle saisissant peut être proposé, avec certains travaux sur les relations de genre dans le contexte grec (Loizos et Papataxiarchis, eds, 1991). Dans l’examen des relations entre hommes et femmes hors du contexte du mariage, il est fait référence aux couvents de femmes (Iossifides, 1991 ; Loizos et Papataxiarchis, 1991) et à la manière dont la parenté biologique y est déconsidérée, au regard de la parenté spirituelle. La pureté des relations fondées en Dieu est notamment signalée par les comportements alimentaires : « le pain doit être préparé par une femme ménopausée ; la nourriture doit être simple, afin de ne pas exciter le goût, et frugale jusqu’à l’austérité. Elle doit être consommée sans conversation, avec pour seul accompagnement des lectures de la Bible. La stricte observance du jeûne discipline d’autant plus le corps. En résumé, la “suppression” de la nourriture redouble la suppression de la sexualité. (…) Les nonnes souhaitent quitter un monde dans lequel la biologie et la sexualité sont identifiées au péché et à la maladie de l’âme » (Loizos et Papataxiarchis, 1991 : 24). A l’espace conventuel est comparé un autre type d’espace, celui du café dans lequel les hommes nouent des relations d’amitié, cherchant un plaisir spontané et partagé (kefi) qu’ils opposent à un quotidien de contraintes et de calculs représenté par l’espace domestique.

Les auteurs en concluent que la parenté et le mariage ne sont que l’un des cadres de la construction des relations de genre ; ils ajoutent que ces cadres (principalement représentés par l’espace domestique) sont ceux dans lesquels les relations de genre sont pensées en termes biologiques. Ils les confrontent aux cadres qui mettent en valeur un mode relationnel qualifié de « spirituel » en ce qu’il exclut l’échange biologique et la procréation : vie conventuelle, amitié masculine nouée dans le cadre du café. Ce qui nous intéresse dans ces exemples, c’est qu’ils posent la question des relations de genre en termes de rapports mutuels entre vie biologique et vie spirituelle.

Par contraste, ils nous aident à préciser l’idée que le sacrifice, tel que formulé par les religions du Livre, constitue lui-même un discours sur les relations entre biologique et spirituel, simultanément partage des « natures » et des pouvoirs de chaque sexe et réaffirmation de leur complémentarité conflictuelle. La production du kourban voit généralement une forme de coopération entre hommes et femmes, permettant la réintroduction des hommes dans le religieux d’un côté, valorisant le rôle des femmes dans la socialisation du produit du sacrifice de l’autre. Il semble que l’opération sacrificielle constitue la consécration (au sens propre) d’un modèle social que nous pouvons identifier à l’ordre domestique, et une scène de démonstration des statuts masculin ou féminin en tant qu’ils sont opposés et complémentaires.

Mais si le sacrifice nous reconduit à la rhétorique classique des relations de genre, c’est par un autre biais que celui qui consiste à déployer des critères positifs des genres masculin et féminin. Il nous semble davantage que ces critères se définissent par la négative : c’est par ce que les hommes et les femmes ne sont pas, plus que par ce qu’ils sont, que seraient commandés leurs comportements « idéaux ». Les stratégies de visibilité sociale masculine peuvent être appréhendées sur ce plan d’une nécessaire démonstration du corps ; la thématique du retrait féminin devient lisible comme travail spécifique de l’âme 428 .

En d’autres termes, il ne suffit pas aux hommes de détenir une âme, il faut l’incarner sous la forme d’une virilité affirmée, cultivée, socialisée ; inversement, à l’évidence (biologique) de leur corps, les femmes doivent ajouter la culture d’une forme d’intériorité. Ce raisonnement permet de réinterpréter les formes symboliques du genre dans le cadre d’une « ritualité restreinte » (Augé, 1999) où sont condensées une multitude de valeurs entrecroisées, sans pour autant postuler que ces formes s’appliquent invariablement à toute la société.

Le rituel devient un dispositif dépositaire des-dites valeurs, par contraste avec l’expérience quotidienne : cette position décalée nous semble importante pour comprendre le rituel, non pas comme une forme d’hologramme du social, de représentation microcosmique du macrocosme social, mais comme espace-temps de recomposition de la pluralité des expériences et des contextes sociaux en un même « monde » symbolique. Dans le cas des relations de genre, le rituel est un découpage et un codage singulier opéré dans la dynamique sociale, parce qu’il réinstaure temporairement des conceptions traditionnelles de la place respective de la femme et de l’homme.

La procédure sacrificielle, telle que par exemple dans le Kourban Baïram ou dans l’exemple plusieurs fois commenté de Miufet Pachov, constitue un cadre traditionalisé et traditionalisant : cela n’empêche pas que chacun, selon les différents contextes dans lesquels il est amené à évoluer, expérimente par ailleurs de multiples manières d’être homme ou femme, la manière « traditionnelle » n’en étant qu’une parmi d’autres.

Notes
428.

Les manifestations mystiques chez les femmes, qui recourent abondamment aux stigmates et aux écoulements de sang, peuvent être conçues comme preuve physique de l’âme, le sang mystique abondant et pur inversant le sang menstruel impur (Albert, 1997 ; Leduc, 2000). La dialectique du montré et du caché sert encore de fil conducteur : si ce qui est visible, le sang menstruel, doit être caché, ce qui est caché, l’âme, doit être montré sous la forme d’un sang pur et souffrant.