Rupture et continuité

Il y a donc une forme d’illusion d’optique à considérer le retrait des femmes de la scène sacrificielle comme « manque » ou « lacune » : si elles en sont absentes, c’est que le sacrifice a précisément pour but de sanctionner la résolution par les hommes du problème de la filiation, et de faire le partage entre les deux dimensions de la filiation : naturelle et spirituelle. Le « sacrifice rituel » constitue une transposition masculine du « sacrifice naturel » des femmes ; mais ce faisant, il confère aux hommes le pouvoir spirituel, contrepartie du pouvoir naturel des femmes.

Quoiqu’il en soit, le sacrifice dans les religions du Livre se présente comme un accomplissement culturel et religieux du monde naturel et biologique. Touchant aux questions de filiation, de transmission, de communion et de socialisation, de don et d’échange, de contrat et d’alliance, il constitue un puissant opérateur de transformation du monde naturel en monde spirituel. Dans le christianisme comme dans l’islam, le sacrifice constitue une articulation : s’y posent notamment les problèmes de l’engendrement et de la filiation, auxquels le sacrifice apporte une solution religieuse.

La régulation des relations entre les sexes est certainement l’un des sujets majeurs de la religion. Le sacrifice en reflète certaines caractéristiques : il interroge notamment la filiation et renvoie à la métaphore familiale du sacré. Le modèle abrahamique, fortement représenté dans l’islam, met en avant la fonction rituelle et spirituelle de l’homme, plus spécifiquement du père, là où le christianisme, outre qu’il attribue à une classe séparée, celle des prêtres, les fonctions sacramentelles, retirant aux hommes « ordinaires » toute vélléité rituelle, confère aux femmes une position médiatrice fondamentale, illustrée par la figure mariale (Claverie, 2003).

A la différence de Sarah ou d’Agar, qui n’accèdent à la maternité qu’en vertu d’une alliance conclue entre l’homme (Abraham) et Dieu, et sont maintenues dans leur statut purement biologique de mère, Marie n’est pas seulement le réceptacle ou le support passif du fruit de l’alliance (le fils) mais le seul agent humain de l’engendrement divin. Accédant au statut de « mère de Dieu », elle occupe dans le christianisme une place spirituelle dont aucune femme ne peut se prévaloir, ni dans l’Ancien Testament ni dans le Coran. Là où Isaac et Ismaël naissent d’un acte charnel classique, simplement rendu possible par l’alliance, Jésus est le produit direct d’une fécondation miraculeuse par le Saint-Esprit, sans intermédiaire charnel puisqu’elle conserve sa virginité 429 .

Cela ne signifie pas l’abolition de toute distinction entre masculin et féminin, mais un changement de statut et de rapports entre les sexes, qui peut éclairer le passage du sacrifice sanglant au sacrifice symbolique. Si le sacrifice vise à établir une filiation divine par la voie masculine, opposée à la filiation biologique par voie féminine, dans le cas du christianisme et par l’incarnation l’enfant est d’emblée, simultanément, humain et divin : il n’a pas besoin d’être consacré à Dieu par le biais du sacrifice. La consubstantialité abolit la nécessité d’une fondation sacrificielle, ou plutôt le sacrifice intervient significativement pour entériner cette consubstantialité.

La logique sacrificielle à la fois différente et comparable des trois religions du Livre problématise la question de l’engendrement, et interroge les positions respectives des hommes et des femmes dans cette question. L’engendrement impliquant la filiation, le sacrifice devient un opérateur politique lorsqu’il fait le départ des rapports de domination entre hommes et femmes, mais aussi entre les humains et Dieu, enfin entre le père et le fils.

Que les femmes soient, dans des termes très schématiques, fondées en nature par opposition aux hommes fondés en Dieu, semble un trait récurrent des textes essentiels des religions du Livre. A commencer par Eve, créée à partir d’une côte d’Adam, hypostase naturelle (corporelle) d’un être quant à lui modelé directement par Dieu, en rapport direct avec le Créateur, on observe à maints endroits cet ordonancement du monde, cette hiérarchie du créé, qui consiste à poser l’homme comme être désigné par Dieu pour régner sur le monde comprenant tous les éléments de la création... y compris les femmes 430  !

L’homme (image de Dieu) est d’ailleurs appelé à régner sur lui-même comme être (en partie) de nature, par le contrôle de ses passions et la justification morale de ses actions, étant dans la position de possesseur de lui-même. L’homme occupe ainsi une place spécifique au sein du système de répartition et d’attribution des valeurs matérielles et morales : celle d’un gestionnaire, d’un administrateur de la Création. Il n’est possesseur du monde que pour autant que Dieu lui en donne l’usage.

Ainsi, le sacrifice monothéiste est un rite de filiation, d’inscription en Dieu, de transposition de la filiation charnelle en une filiation divine : « si les chrétiens se définissent par leur filiation à l’égard de Dieu, ils revendiquent également un ancêtre commun, un être de chair auquel ils sont liés par une parenté spirituelle. Abraham incarne ainsi, dans l’ordre terrestre, comme Dieu dans l’ordre céleste, une paternité originelle » (Baschet, 2000 : 97). D’autres problématiques se superposent à cette dichotomie entre Dieu et les hommes, fondant une histoire qui est avant tout une généalogie (les Patriarches, la Sainte Famille, les Pères de l’église, etc.).

La relation du père au fils change dans le christianisme (dans lequel la présence féminine de Marie inscrit d’autant plus Dieu dans la chair de l’homme), pour se restaurer dans l’islam. Entre la rupture de l’incarnation et la réaffirmation d’une tradition prophétique, la question de la relation du père au fils, et de la place de la femme dans cette relation, ne cesse de se reposer, semble-t-il 431 . Diversement formulée, la problématique de la transmission et de la filiation reste centrale.

Tout autant qu’avec la rupture, le sacrifice semble avoir affaire avec la continuité, l’un des critères de l’intégrité étant la capacité de se reproduire, d’inscrire le même dans l’autre. L’animal sacrificiel doit souvent être lui-même en âge de procréer, comme le suggèrent les offrandes viriles telles que le taureau ou le bélier. L’âge d’homme, en islam, lorsque l’on devient un sujet croyant autonome, est aussi l’âge où l’on peut sacrifier. Il coïncide avec la puberté, et s’avère un critère distinctif de position, dans la société comme dans le religieux : ce dernier est affaire d’intégrité, de possession de soi-même, de maturité.

Lorsqu’Ibrahim emmène Ismaël pour l’immoler, ce dernier est théoriquement en âge de le remplacer. Dans les motifs post-coraniques, le sacrifice est effectué quand Ismaël et Ibrahim ont restauré Al-Kaaba comme centre monothéiste : « quand Ibrahim a fondé la Mecque, Allah a désiré qu’il lui prépare un festin (pir). Le seigneur demanda Ismaël comme repas » (Blagoev, 1999 : 322). La construction d’un temple à la Mecque symbolise certes la fondation de la foi unique en Allah, mais on remarquera qu’elle intervient alors qu’Ismaël a l’âge de travailler avec son père. Selon une autre variante, Ibrahim dit à sa femme de préparer l’enfant car tous deux sont invités ou bien qu’ils vont en gourbet (mot turc qui désigne un séjour à l’étranger pour gagner sa vie).

Quoiqu’il en soit, le moment du sacrifice est tout à la fois consécration et socialisation du fils : il est l’aboutissement du passage du fils de l’espace maternel à l’espace paternel, de la maison au temple ou à l’autel. L’injonction apparaît « quand l’enfant est devenu assez grand pour aider son père », entre 6 et 12 ans. La croissance elle-même a un caractère initiatique (zrialost, zrelost en bulgare : maturité) : c’est l’âge où l’enfant est considéré comme « capable d’accomplir les rituels musulmans comme un individu accompli (ou de plein droit, pâlnopraven) » (ibid).

Entre 3 et 7 ans intervient le sionnet (circoncision) ; jusque 7 ans, les enfants sont masoumin (purs et sans péchés) comme des meljaike (anges) ; puis intervient la nécessité d’une consécration religieuse, entre 10 et 12 ans, avec la puberté commencent les premières obligations religieuses ; à 12 ans, l’enfant va à la mosquée effectuer le namaz (prière), qui est une entrée de plein droit en religion 432 . Il existe ainsi un lien entre les conceptions traditionnelles du passage de l’enfance à l’âge adulte et une ritualité populaire notamment représentée par le sacrifice. La relation père-fils, au fondement de toute la tradition abrahamique, prend ici le tour particulier de la succession : le moment où le fils remplace le père.

Notes
429.

Là où la féminité est une « chair » dont il faut maîtriser les excès, les appétits, les épanchements, qu’un corps qu’il faut séparer de celui de l’homme afin de ne pas corrompre ce dernier, le christianisme appelle au « renoncement à la chair » (Brown, 1995). Bonte (1999b : 304-306) donne des exemples clairs de l’association de la femme à une « chair », que l’on peut par ailleurs échanger, dans un certain nombre de sociétés musulmanes, mais aussi dans l’Egypte ancienne, tandis que l’homme est associé à l’os. Un « partage des corps » s’opère, que le sacrifice contribue à accomplir.

430.

Une hiérarchie suggérée par ce proverbe algérien : « l’homme espère en Dieu, la femme attend tout de l’homme » (Bourdieu, 1972b : 59).

431.

C’est aussi sous la forme du « combat entre jeunes et vieux » (voir par exemple les bas-reliefs de l’abbatiale de Souillac étudiés par Baschet, 2000 : 91) que le christianisme formule le sacrifice patriarcal.

432.

La légende veut que de 7 à 13 ans, Ibrahim ait été protégé par le roi Nimrod dans un four, et soustrait aux regards humains jusqu’à ce qu’il acquière un « esprit mature » (zrial oum).