Dans les monothéismes des religions du Livre, le rapport de l’homme à Dieu est simultanément un rapport de création et de soumission ; le rapport de l’homme au monde est quant à lui de possession et de pouvoir. L’Alliance constitue le moyen par lequel Dieu accorde le monde et la vie aux hommes dès lors que ceux-ci lui témoignent foi et soumission. Le sacrifice n’y est pas un échange à proprement parler, mais un acte de foi, témoin d’une confiance absolue et pour tout dire fataliste en un Dieu omnipotent et transcendant 433 .
L’incommensurabilité des hommes et de Dieu empêche en un sens de parler d’échange ou de contrat, lesquels suggèrent des parties en négociation : « l’échange entre les hommes et les dieux est conçu comme un échange de dons, mais de dons totalement inégaux, donc comme un échange en lui-même inégal et asymétrique » (Godelier, 1999 : 483). En revanche, au carrefour des conceptions du divin entre judaïsme, christianisme et islam, l’éthique monothéiste semble entretenir une relation privilégiée avec une sorte d’« esprit du sacrifice » comme offrande ou don de soi, acception abstraite et morale du sacrifice 434 .
Ainsi que le relevait Weber, voyant dans la prêtrise juive le premier acte d’un désenchantement du monde qui sanctionne la séparation entre monde divin et monde humain et qui défait la figure du magicien capable de s’associer des forces surnaturelles relativement impersonnelles, le Dieu monothéiste est tellement au-dessus, ailleurs, transcendant, omnipotent, omniscient, que la relation dernière avec lui est de remise complète. Elle est aussi d’amour dans le christianisme : que ce soit chez Jean Chrysostome ou chez Pascal, la pensée des formes chrétiennes du divin tourne autour de l’idée récurrente que s’il n’était pas amour, cet absolu de Dieu serait insupportable, invivable, inconcevable. Le don gratuit, l’idéal du don (Godbout, 1992) puise lui aussi dans une conception anthropologique de l’amour et du bon, marquée moralement. Le registre moral de la pureté victimaire, abondamment illustré par ailleurs (d’« aimer ses ennemis » à « tendre l’autre joue »...), est particulièrement prégnant dans le christianisme. On peut voir dans la moralisation de la victime l’un des éléments favorables à l’absolutisation et la sacralisation du don : une équivalence s’établit entre la gratuité du don et la pureté abstraite du sacrifice.
Dans les théories du don, la prégnance d’une conception universaliste, morale et abstraite (Caillé, 1998 ; Godbout, 1992) n’est pas sans lien avec les interprétations monothéistes de la notion de sacrifice.