Le sacrifice chrétien : entre incarnation et abstraction

Le sacrifice dans le christianisme est une incarnation : « ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude » (Marc, 14/24), « Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et le pain que moi, je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde » (Jean, 6/51). Le Christ est hostie, la Pâque est le sacrifice ultime : celui de l’homme-dieu, mort pour l’humanité et ses péchés, un sacrifice qui a lieu une fois pour toutes, rendant inutile tout sacrifice sanglant. Critiquant les signes extérieurs de la foi, réaffirmant l’intériorité du sentiment religieux, le Christ n’interdit pas explicitement le sacrifice sanglant, ni ne réclame la levée des interdits alimentaires hébraïques : « n’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Matthieu, 5/17) 435 .

Le sacrifice est ensuite un acte spirituel : « je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre » (Saint-Paul, Epître aux Romains, 12/1) ; « les prières et les actions de grâce sont les seuls sacrifices qui plaisent à Dieu » (Justin, IIè siècle, cité par Meslin, 2000 : 405). Le sacrifice devient une promesse sans meurtre : la promesse du salut. Le plus important est que le sacrifice dans le christianisme reçoit une plus-value symbolique d’autant plus significative qu’il est écarté du registre rituel effectif : il constitue dès lors une abstraction morale, qui n’est pas étrangère à son universalisation anthropologique ultérieure.

La notion de sacrifice subit une sorte de transfiguration théorique, d’abstraction, de « théologisation » qui situera longtemps le sacrifice du Christ à part dans l’échelle des valeurs religieuses, et souvent en haut. Par ailleurs, l’une des marques distinctives du christianisme est le « renoncement à la chair » (Brown, 1995) comme condition du salut, et l’acceptation de la souffrance voire la demande d’épreuves rituelles mettant à mal le sujet dans son âme et dans son corps. La Passion en est le modèle, et au travers d’elle et de la négation du corps, le sacrifice devient acte moral 436 . L’abstraction et la moralisation de la notion de sacrifice impliquent le rejet des sacrifices « pratiques », légalistes : il y a le bon et les mauvais sacrifices, la Passion et les sacrifices sanglants.

L’interdiction du sacrifice est contemporaine du règne du premier empereur chrétien : « la loi la plus ancienne contre le sacrifice païen datait du règne de Constantin le Grand (17 décembre 321) » (Trombley, 1993 : 1). Le sacrifice est ainsi lui-même vu en double perspective : tout en étant élevé au rang d’universel sous sa forme christique, ses manifestations rituelles deviennent signe d’arriération religieuse et de superstition. Dans une optique évolutionniste, les cas de liturgie sacrificielle chrétienne sont assimilés à un « retard » dans la dynamique de l’évolution religieuse (Connybeare, 1901), dans la progression vers une foi spiritualisée, d’autant plus éloignée de ses manifestations matérielles qu’elle décèle en elle-même des prénotions païennes. Ainsi du culte arménien, exemple de transposition chrétienne de rites sacrificiels où coexistent immolation, agapes et célébration de l’eucharistie :

« La vie populaire fournit mainte occasion de sacrifice : en cas de maladie dans la famille ou dans ses troupeaux, on voue un “matal 437 à Dieu pour obtenir la guérison. On cherche aussi, en sacrifiant, à obtenir du repos pour les âmes des défunts. Il y a en outre l’agneau pascal » (Connybeare, 1901 : 111). L’hostie, la victime dominicale, était de mise : « on présente l’animal à la porte ou narthex de l’église, où l’attend le prêtre ou les prêtres. Celui-ci bénit du sel, et on met dans la bouche de la victime une poignée de ce sel exorcisé par prières spéciales. (...) La victime selon les rubriques doit, pour plaire à Dieu, n’avoir qu’un an et être sans tache. On la revêt d’un tissu rouge, souvent en mettant des bandelettes autour des cornes. (...) Les prêtres tuent les victimes, en mettant une main sur la tête ; et alors suit un banquet auquel participent très souvent, non seulement le prêtre et le patron du sacrifice, mais aussi les pauvres et toute la congrégation de l’église » (p.112) 438 .

Le « sacrifice de l’agneau pascal » illustre la problématique patriarcale du sacrifice dans les religions du Livre : « c’est une fête de famille, et l’on garde l’agneau dans la maison quelques jours auparavant. (...) On n’a rattaché le sacrifice de l’agneau à la résurrection que plus tard. (...) On ne rencontre que très rarement (…) le rituel de l’agneau pascal, par la raison, je pense, que le cérémonial avait lieu dans une maison particulière et nullement dans l’église. Le père de famille était le célébrant, non le prêtre » (p.113). Cette distinction suggère une séparation du culte privé et du culte collectif, de l’église et de la maison, du repas familial et communiel ; dans le premier cas le prêtre était le sacrificateur, dans le deuxième il s’agissait du chef de famille. Ces formes de ritualité sacrificielles font l’objet de conflits : « au XIIè siècle, le catholicos Sahak (...) reproche violemment à ses compatriotes [les Arméniens] de n’assister jamais au saint mystère du corps de Jésus-Christ sans s’être préalablement remplis de la chair des sacrifices judaïques » (pp.113-114) 439 .

Notes
435.

En attestent les renvois multiples entre judaïsme et christianisme : Pessah (printemps, renouveau, célébration des premiers-nés épargnés par l’ange exterminateur, fin de l’esclavage en Egypte, « passage d’Israël à l’état de peuple » (Baroukh, Lemberg, 1994 : 177) est Pâques, Chavouoth (également fête des prémices, communication de la Loi sur le Sinaï) est la Pentecôte, avec le même écart de cinquante jours. Le rapport de la Pâque juive au mythe de fondation de la nation juive, comme celui des Pâques chrétiennes à l’instauration d’une communion religieuse, montrent le pouvoir instituant du rituel.

436.

La souffrance purifie : l’antienne peut aussi bien s’appliquer au jeûne (souffrance par abstinence), à la confession (souffrance par culpabilisation), aux multiples paroles de pénitence qui ponctuent la liturgie, au contrôle du corps sous de multiples formes (chasteté) et au sacrifice (privation). Brown montre qu’il ne faut pas opposer chasteté et plaisir, mais plutôt abstinence et fécondité : les païens reprochent d’abord aux chrétiens de mettre en péril le monde des hommes en refusant le mariage et les relations sexuelles. Ni la chasteté, ni l’abstinence, ni la virginité ne représentent, dans l’Antiquité tardive, cet état d’innocence originelle que le péché originel vient rompre, dans la tradition biblique. Le corps et tout ce qui sert à le décliner, son image, son mouvement, etc. doit ainsi être mis en conformité avec l’idéal qu’on veut lui faire représenter, la conception que l’on a de lui, la vertu qu’il doit incarner : « il ne suffisait pas d’être mâle : un homme ne devait point ménager ses efforts pour demeurer “viril” » (Brown, 1995 : 32), tout ce qui fait « de l’homme un homme, maître imperturbable d’un monde soumis ». La justice est masculine parce qu’elle est métron, maîtrise. Le mariage est l’équivalent de la concordia : « c’était l’heure du mariage que l’on choisissait désormais pour représenter la vertu sociale et politique capitale de la concordia » (p.38).

437.

« De telles offrandes sont appelées « tendres » (arménien, matalq), mot que les écrivains de Byzance ont traduit par matalia ».

438.

« Je dois ajouter que les Arméniens avaient et ont même encore aujourd’hui l’habitude de tremper les mains dans le sang des victimes, afin d’en barbouiller les murs et les poutres de leurs maisons et de l’église ». Il évoque également des « festins funéraires » sacrificiels.

439.

« déjà au VIIIè siècle le patriarche arménien Jean d’Otzun (...) tâchait de séparer l’eucharistie de l’agape de chair sacrificielle par un intervalle de temps ».