Communion, commensalité : lever l’ambiguïté du sacrifice

La qualification du sacrifice comme païen ou chrétien dépendait cependant de son contexte. Libanius, rhétoricien et enseignant du IVème siècle, qui accordait une grande importance à la « paix des dieux », au dialogue entre ancienne et nouvelle religions, essaye ainsi de distinguer sacrifice licite et illicite : « bien sûr qu’ils ont fait [un sacrifice], mais pour un banquet, un dîner, un repas, et les bœufs furent égorgés ailleurs, aucun autel ne reçut l’offrande sanglante, rien de la victime ne fut brûlé, aucune offrande en nourriture ne commença la cérémonie, aucune libation ne la suivit. Si des gens se rassemblent en un bel endroit, égorgent un veau ou un mouton, ou les deux, et le font bouillir ou rôtir, puis s’assoient sur le sol et le mangent, je ne vois en aucune manière qu’ils aient brisé les lois » (Libanius, cité in Trombley, 1993 : 8) 440 .

Le rapport au sacrifice garde ainsi une forme d’ambiguité : Jésus n’a jamais contesté le système sacrificiel juif, mais il en a énoncé l’inutilité en regard de la « vraie » foi (Connybeare, 1901). À la différence du Lévitique qui énonce point par point les actes prescrits et interdits, aucun texte du Nouveau Testament n’interdit formellement le sacrifice, ni ne codifie les règles du comportement d’un « bon chrétien ». Le christianisme puise par ailleurs une grande part de son système symbolique et rituel dans les traditions antécédantes : l’assimilation de la graisse à un encens traduit une continuité avec les formes sacrificielles hébraïques et grecques ; l’agneau est un animal de première importance et l’on trouve trace d’une « prière pour bénir l’agneau et les viandes de Pâques » 441 . Dans la mesure où ces pratiques héritées de traditions antérieures ne se déroulent pas sur l’autel lui-même, dans la mesure où elles se situent dans l’espace flou qui sépare la communauté de l’institution, il semble qu’elles deviennent sinon légitimes, du moins tolérables.

La commensalité constitue le levier à partir duquel s’opère une socialisation du produit rituel, du religieux : en fonction du point de vue, les repas publics sont des moments interstitiels que l’on pourra rapprocher des agapes sacrificielles ou assimiler à une participation communielle chrétienne. Par ailleurs, nous avons vu que dans le christianisme, la table et la bouche sont des articulations du rapport à Dieu (Bynum, 1994). Cette observation nous donne un angle de vue afin de comparer les conceptions chrétienne et musulmane du sacrifice : dans la première, c’est la communion qui justifie la mort animale, dans la seconde, c’est la mort animale consacrée qui justifie la consommation.

Le rapport mort/consommation, et la licéité, sont en quelque sorte inversés : d’un côté, il faut bien consommer pour tuer, de l’autre il faut bien tuer pour consommer. Le christianisme transforme la table en cause du divin ; dans l’islam, la table n’est que la conséquence du divin. Le christianisme ne fournit pas de règle sacrificielle, mais un dogme sacrificiel ; l’islam ne confère pas au sacrifice un rôle central dans son dogme mais édicte des règles sacrificielles. Alors que les conceptions chrétiennes du sacrifice en font un élément de dogme en même temps qu’une notion abstraite associée au don de soi, et refusent de considérer les pratiques sanglantes, la conception musulmane est proche d’une conception légaliste et contractuelle du sacrifice comme mode d’accès aux chairs animales, mais aussi élément d’une économie globale dans laquelle on doit redistribuer ce dont on bénéficie : un système pratico-rituel.

Notes
440.

Il ajoute qu’« il était de coutume pour le peuple de la campagne de se rassembler en grand nombre dans les maisons des notables du village lors des festivals, pour faire un sacrifice puis une fête. Ils ont fait cela tant qu’il était permis de le faire, et en conséquence tout le reste, à l’exception du sacrifice, est resté permis » (Ibid.).

441.

Le rite byzantin, aux alentours du VIIIème siècle, prévoyait des prières pour les sacrifices d’animaux, qui insistent notamment sur la délégation divine des biens terrestres aux hommes : « toi qui as l’empire... (...) sacrifier des animaux irrationnels (...) Seigneur et Roi miséricordieux (...) Donne-leur la pleine jouissance de tes biens terrestres... Remplis leurs greniers de fruit, de blé, de vin et d’huile, et daigne remplir leur âme de foi et justice. Multiplie leurs animaux et leurs troupeaux. (...) puisse sa graisse être comme un encens devant ta sainte gloire. Que l’effusion de son sang soit le pain de la richesse de miséricorde et (la consommation) de sa chair, la guérison de leurs souffrances corporelles » (Connybeare, 1901 : 109, je souligne).