Le sacrifice musulman : entre filiation biologique (féminine) et filiation spirituelle (masculine)

Le sacrifice en islam a fait l’objet de nombreuses réflexions socio-anthropologiques qui en illustrent la complexité (Chelhod, 1955 ; Benkheira, 1999 ; Bonte, Brisebarre, Gokalp, 1999 ; Brisebarre, 1998, Blagoev, 2004). Tout en traitant des acceptions proprement religieuses du sacrifice qui fondent sa légitimité et constituent ses socles interprétatifs dominants, ces travaux comparent des formes spécifiques du sacrifice musulman dans des contextes culturels variés (péninsule arabique, Afrique noire, Proche-orient, etc.), et envisagent les enjeux de l’insertion du rituel dans des sociétés fondées sur la laïcité et subordonnant les expressions religieuses à la sphère de la vie privée (notamment dans le tissu urbain occidental, Brisebarre, 1998).

De fait, là où le sacrifice chrétien s’inscrit en creux (pratique morale, abstraite, « théologisée »), le sacrifice musulman s’inscrit en plein, dans une multitude de cas rituels concrets qui cependant dérivent d’un modèle de base : le modèle ibrahimien 442 . Il est donc possible d’aborder le sacrifice musulman sous plusieurs angles, examinant par exemple son rôle dans la parenté (Bonte 1999a ; 1999b), dans le système symbolique alimentaire (Benkheira, 2000), dans l’appartenance communautaire (Brisebarre, 1998), dans les récits d’origine, etc. Il est possible de conjuguer une approche discursive consistant à préciser les catégories de sens du sacrifice en islam en s’appuyant notamment sur les textes, et une approche descriptive restituant la variété des contextes sociaux et culturels du fait sacrificiel 443 .

Le modèle du sacrifice ibrahimien pose la question de la filiation et de la constitution lignagère des rapports entre les hommes et le Prophète (Bonte, 1999) : le sacrifice dessine une filiation spirituelle au sein de laquelle les figures masculines sont centrales, voire charnières, qu’il s’agisse du rapport entre le père et le fils ou du rapport entre le père et Dieu. L’islam s’inscrit lui-même dans une filiation traduite en la figure de Muhammad : Ibrahim donne naissance à une lignée prophétique que le Commandeur des croyants, n’ayant pas de fils vivant, finalise, devenant le Prophète ultime 444  : « Muhammad incarne une image du “père”, plus humaine certes, mais où la soumission au père est simultanément la – difficile – soumission du père à l’ordre divin inscrit initialement en chaque homme et qui se reproduit dans son fils » (Bonte, 1999a : 27).

Cette masculinité de la filiation religieuse sous-tend le problème de la place des femmes dans le processus de constitution d’une généalogie fondée en Dieu, l’élément féminin étant relativement absent de la scène principale : Ibrahim sacrifiant son fils Ismaël à Allah. Comme nous l’avons déjà suggéré, cette place a priori secondaire des femmes dans le sacrifice peut être comprise du point de vue du rapport entre naissance et mort : mettant biologiquement leurs enfants au monde, elles en signent naturellement l’arrêt de mort. Les hommes, privés quant à eux de la capacité naturelle d’engendrer la vie, se trouvent contraints d’expliciter rituellement leur capacité généalogique sous la forme d’une alliance avec Dieu par le sacrifice.

Le sacrifice consiste ainsi à manipuler la vie naturelle par l’intermédiaire d’une mort rituelle, à transformer la vie biologique en vie spirituelle. On peut admettre que la trame abrahamique du sacrifice est un processus de fabrication par les hommes de leur propre généalogie, qui reste problématique en dehors du recours à l’alliance. Ainsi articulé, le sacrifice en islam semble simultanément une alliance des hommes et de Dieu et une disjonction sociale entre hommes et femmes, ce qui n’est pas le cas de la conception chrétienne du sacrifice 445 .

Alors que l’on a pu penser que sous l’espèce du monothéisme et en particulier du christianisme, le sacrifice signifiait simultanément une affirmation et une rupture de la parenté initiale des hommes avec les dieux (totémisme), rupture qui devenait synonyme de constitution symbolique du sujet, le sacrifice en islam évoque d’autres ruptures sociales, d’autres modes de la distinction au sein des sociétés musulmanes par le dispositif rituel sacrificiel. Une même logique sous-tend le sacrifice et les rites de séparation de la mère et de l’enfant : sacrifice ibrahimien (lors du pélerinage et pour l’ayd), sacrifice âqiqa lors de la naissance d’un enfant, coupe rituelle des cheveux du nouveau-né, circoncision sont des modalités différentes d’un même travail de rupture (Bonte, 1999b).

Notes
442.

Nous utiliserons l’adjectif « ibrahimien » dans le contexte musulman, et l’adjectif « abrahamique » dans le contexte plus large des religions du Livre.

443.

Aucune de ces deux approches n’est a priori prééminente sur l’autre : la pratique n’est pas le texte. L’intérêt de ces approches comparatives, pour le cas du kourban, est que l’on doit comprendre dans l’intervalle du texte et du contexte ce qui fait sacrifice : interpréter le sacrifice en termes d’alliance ne suffit pas en soi à expliquer ses effets instituants, tant sur un plan strictement dogmatique qu’en termes de réponse rituelle aux problèmes de l’enfantement (aqiqa), de la soumission à Dieu (en général ou lors d’épisodes précis comme le pèlerinage à la Mecque : hady, hadj), ou de commémoration de la geste ibrahimienne (dahiyya, lors de l’ayd al-adhâ ou ayd al-kâbir). Il ne peut s’agir que du point de départ à un examen anthropologique des multiples formes et implications de cette alliance.

444.

Ce dont témoignent bien les raccourcis opérés par certaines réinterprétations de la geste ibrahimienne, Muhammad étant parfois assimilé à Ibrahim ou à Ismaël, rejouant en tout cas cette geste sur différents modes, par exemple le mode civilisateur en restaurant la Pierre noire de la Kaaba tout comme Ibrahim avait reconstruit la Kaaba...

445.

Le christianisme diffère du modèle abrahamique sur deux points : le pouvoir du père biologique sur son fils (l’alliance précédente, qui se noue entre le père et Dieu par l’intermédiaire sacrificiel du fils) ; le sacrifice comme acte masculin fondateur, rendant les hommes détenteurs du pouvoir spirituel (établissement de la lignée spirituelle) et laissant aux femmes le pouvoir biologique.