Acte masculin, le sacrifice d’Ibrahim instaure une chaîne de relations entre Allah et Ibrahim, Ibrahim et Ismaël, à laquelle les femmes ne participent pas : cette consécration est en même temps une séparation de l’enfant ou l’adolescent du monde commun et du monde des femmes. Aqiqa consiste à purifier l’enfant nouveau-né par l’immolation d’une victime, dont le sang sacrificiel se substitue au sang maternel versé lors de l’accouchement. Le « corps partagé » (Bonte, 1999b) ne serait-il pas en définitive celui de l’enfant, partagé entre filiation biologique et filiation spirituelle ? La « rupture sacrificielle » instaure un ordre de relations entre naturel et spirituel, entre femmes et hommes ; elle substitue au lignage cognatique (biologique) un lignage agnatique (spirituel).
La dimension patrilinéaire est l’un des éléments distinctifs de la pratique familiale du kourban, le plus souvent dédié au saint patron du père de famille ou d’un ancêtre, et effectué par le père. Ce dernier assure symboliquement le lien entre pratique sacrificielle et foyer familial, notamment en assumant le rôle de sacrificateur. Il arrive que des kourbani familiaux ou personnels se transmettent, lorsque le sacrifice est promis par le père pour le fils, ou par tel membre de la famille pour toute la famille. La transmission se fait le plus souvent en ligne paternelle, car c’est le père qui assume généralement la décision et la réalisation du kourban.
A Samokov, un Karakatchane prénommé Gueorgui raconte qu’un kourban avait été promis par son grand-père après que ce dernier avait rêvé en 1960, alors que Gueorgui était âgé de deux ans, que des anges venaient prendre l’enfant pour l’emmener au ciel. Un des anges aurait dit qu’il voulait une âme, ce qu’une vieille tante avait interprété comme une demande de kourban à la place de l’âme de l’enfant. Le grand-père, qui possédait un troupeau, n’avait pas offert de kourban au premier anniversaire de son petit-fils : à la suite de ce rêve en forme de mise en garde, il avait alors promis de donner chaque année un de ses agneaux. Un autre Karakatchane, Vassil, explique que leur kourban de saint-Elie plonge dans une tradition familiale : « le grand-père de mon grand-père le faisait déjà ». Il s’agit clairement d’une « aide de la famille ».
Pour les Karakatchanes, les kourbani se transmettent, s’héritent en lignée masculine, et en conformité avec les règles de continuité familiale : le fils cadet, avec lequel habitent les parents âgés, doit ainsi accomplir le kourban de la famille, y compris après la mort des parents 446 . Il faut noter la place importante que continue de tenir la notion de famille chez les Karakatchanes : si le tableau qu’en dresse Campbell 447 n’est plus transposable tel quel aujourd’hui (diversification des modes de vie et des parcours familiaux, mariages mixtes), la famille au sens communautaire redevient une ressource explicite dans le nouveau contexte migratoire (Reynet, 1998) 448 . En l’occurrence, les conceptions du lien familial se retranscrivent dans la présentation du kourban comme mode de transmission.
Un autre Karakatchane, Apostol explique que l’on faisait un kourban lorsque l’un des fils quittait la kolyba (hutte) familiale pour créer son propre foyer. Lors de la fondation d’une nouvelle maison, on égorge un agneau, on fait trois fois le tour des fondations afin de verser le sang et, dans un coin situé à l’est, on enterre une bouteille d’huile avec les noms des occupants de la tente et la tête de l’animal. Il prend soin de préciser que ce kourban n’a lieu qu’une fois, car il n’est pas lié à un saint.
Campbell (1964) insiste sur les aspects normatifs de la parenté, tant en ce qui concerne la parenté spirituelle (parrainage) que les relations de mariage et les conceptions de la parenté comme outil social. Les Saracatsani, qui se réfèrent à une conception religieuse de la famille, mobilisent un modèle bilatéral et incluent dans leur parenté des relations familiales élargies (cousins du troisième degré) étroitement associées à leur mode de vie semi-nomade. Les relations de mariage et de parenté y sont très ritualisées. Son travail compte parmi les approches fondatrices d’une anthropologie du monde méditerranéen, en ouvrant notamment aux notions d’honneur et de honte, et à une conception des relations de genre dans le cadre du modèle domestique (voir Loizos et Papataxiarchis, 1991).
L’un des indices en est les tentatives de définition de la « karakatchanéité » par les associations qui s’occupent de la revitalisation culturelle de la communauté mais aussi de l’attribution des visas pour la Grèce. Face au « problème » des mariages mixtes, on a pu déterminer des degrés de pureté communautaire en fonction de la parenté : il était notamment convenu qu’un individu à 50% karakatchane (dont un seul des parents est Karakatchane) pouvait être considéré comme membre dela communauté et accéder au visa. De même, des non-karakatchanes pouvaient bénéficier de visas au titre de conjoints, ce qui témoigne à nouveau d’une conception élargie, instrumentale et contextuelle, de la parenté.