Du sacrifice de soumission au sacrifice d’hospitalité : autour d’Abraham

Tel qu’il est formulé dans les religions du Livre, le sacrifice semble avoir affaire à deux problématiques anthropologiques fondamentales, le pouvoir et la sexualité : en posant le problème du pouvoir et de sa transmission (est-il fondé en nature ou en divin ?), le sacrifice touche à la filiation et au rôle de la sexualité (Godelier, 1996 : 246). La ritualité constitue un discours sur l’intégrité et la transmission. Le rituel est pensé et pratiqué comme une pratique intégrale, sur laquelle on ne revient pas une fois accomplie ; il tisse des relations d’échange et de transmission à tous niveaux.

Etant généralement le chef de famille, le sacrifiant est censé être un homme accompli, en pleine possession de ses moyens (Blagoev, 1999) ; d’autre part le sacrifice contient l’idée d’une possession dont on se sépare, la morale de l’histoire étant que l’homme, bien que possédant, est en dernier ressort possédé par Dieu. L’échange et l’alliance conclus par le sacrifice constituent une sorte de jeu de possession et de dépossession, de transaction portant sur des offrandes. De ces liaisons, le motif abrahamique constitue une illustration frappante : un rapport se noue, par le biais du sacrifice, entre l’homme et Dieu par l’intermédiaire d’une possession commune incarnant le bien le plus précieux du foyer, l’enfant. L’offrande sacrificielle est le symbole de ce rapport, fixé par l’un des commandements de l’Ancien Testament : « consacres-moi le premier de tes fils ».

Fondateur de lignée, Abraham est la figure du patriarche, pater familias dans toute l’acception « domaniale » du terme : à cet homme riche « en troupeaux, en argent et en or » (Genèse, II-13), qui règne sur un domaine, des biens, voire des sujets, Dieu prédit qu’il enfantera une nation : «  je ferai de toi un grand peuple » (Genèse, II-12). Cette transposition politico-religieuse de la parentèle nous intéresse du point de vue conjugué du pouvoir et de la sacralité. La seule chose qui manque effectivement à Abraham, c’est une descendance légale, authentique : l’Alliance divine va résoudre ce problème de la filiation, qui est aussi celui de la transmission, de la perpétuation de ce qui est. Plusieurs étapes marquent le « passage au sacré » d’Abraham : son élection, son changement de nom, la grossesse inespérée de Sarah.

Dès lors, le destin d’Abraham s’inscrit dans le sacré car il est séparé du commun de l’humanité : après les différentes étapes de cette « élection » 449 , le sacrifice d’Isaac constitue la pierre d’angle décidant une fois pour toutes de l’élection, comme de la soumission. Il s’agit paradoxalement d’accepter de renoncer à toute descendance, donc à toute possession, à tout pouvoir, à toute durée, pour se les voir accorder pour toujours 450 . Le sacrifice d’Isaac/Ismaël scelle ainsi une alliance entre Abraham et Dieu, qui accepte de lui donner une descendance s’il consent en retour à sacrifier son premier enfant. Le moment venu de remettre ce fils à Dieu, un ange descend du ciel avec un bélier, qui sera immolé à la place de l’enfant.

Abraham est la figure du fondateur, celui qui institue : « l’ami de Dieu » a donné lieu à plusieurs motifs légendaires, dans le Coran mais surtout dans la littérature post-coranique, témoignant des imbrications de la tradition livresque avec les traditions folkloriques locales (Blagoev, 1999). Abraham y est le plus souvent « un homme », « un père », parfois confondu avec Adam ou Jésus, souvent dénommé « envoyé de Dieu » ou « seigneur du monde », « un homme qui régnait sur le monde » précisent certaines légendes 451 . Si dans l’Ancien Testament, le sacrifice d’Abraham est holocauste, et ne donne lieu ni à un repas ni une communion, ni une consommation ou un traitement culinaire de l’animal, ce sacrifice d’alliance n’en devient pas moins alimentaire dans les récits populaires narrant la geste d’Abraham (Miltenova et Badalanova, 1996) : le sacrifice devient alors synonyme d’hospitalité.

Dans ces mythes d’hospitalité, le père est homme de bien, soumis à Dieu ou plutôt à son hypostase terrestre, « l’étranger pauvre », auquel il doit accorder l’hospitalité coûte que coûte : en sacrifiant son fils par nécessité, il le remet à Dieu et abdique son pouvoir de père et de propriétaire du foyer 452 . Le père immole l’enfant pour un tiers en vertu d’une raison supérieure à laquelle il se remet, et non pour lui-même, à une simple fin privée, individuelle. L’offrande garantit qu’il ne s’agit pas d’un meurtre mais d’un sacrifice, que la mort mènera à autre chose : du sacré, du sens 453 .

Notes
449.

La destruction concomitante de Sodome et Gomorrhe indique l’écart entre la sainteté d’Abraham et la perversité des habitants de ces deux villes – des villes, c’est-à-dire des communautés localisées, une organisation sociale, et surtout une mixité des registres : un lieu où l’on ne sait pas ce qui est sacré et ce qui profane. L’errance d’Abraham, le bannissement d’Agar et Ismaël, accentuent cette mise à l’écart, qui est aussi mise en ordre, à laquelle procède la sacralisation.

450.

« Le fait d’être attaché signifie le refus de toute essence (sâchtnost) personnelle et l’abandon à la seule volonté d’Allah » (Blagoev, 1999 : 325). Sacrificateur et offrande sont identifiés l’un à l’autre, dans la même volonté divine ; le sacrifice constitue une sphère intermédiaire sacrale dans laquelle l’offrande se substitue au sacrifiant, l’incarne. Dans la littérature rabbinique, la « ligature d’Isaac » symbolise le sacrifice par excellence : obéissance, oubli ou dépassement de soi, acceptation. Le fils est précisément le premier fruit de la nouvelle nation, fondée par le père : il est le premier. Il est significatif que lors de Roch Hachana, le nouvel an juif, le premier jour, jour de la Création du monde, on raconte la naissance d’Isaac ; le deuxième jour, on rappelle son sacrifice.

451.

Dans certaines traditions musulmanes, les figures du père et du souverain sont clairement associées : « la figure canonique du prophète, envoyé par Allah pour diffuser la vraie foi, reçoit une nuance folklorique, qui investit l’envoyé de Dieu du rôle supérieur de seigneur, ayant le droit de gouverner le monde selon les règles de la foi dont il est le prêcheur. (...) En qualité de premier porteur de cette foi, Ibrahim devient dans les représentations populaires le premier seigneur du monde selon le nouvel ordre » (Blagoev, 1999 : 313). Cela renvoie selon Blagoev à un modèle sacrificiel fondateur : « le lien entre le “seigneur du monde” et le père sacrificateur peut nous conduire vers la forme archaïque du sacrifice primitif, qui par l’acte sacrificiel organise le chaos » (ibid.).

452.

Dans ces mythes d’hospitalité où l’homme charitable offre tout, jusqu’à son fils, au voyageur de passage, la maison est l’espace privé où s’exerce l’autorité du père, et où même Dieu n’entre pas s’il n’y est pas invité.

453.

D’autres légendes mettent en scène la Vierge ou le Christ lui-même demandant à la femme miséricordieuse chez laquelle ils se cachent de jeter son enfant au feu pour prendre le divin enfant dans ses bras, en échange de quoi elle accèdera au paradis : « femme charitable et miséricordieuse ! Mets ton enfant dans les flammes du feu, acceptes le Christ dans tes mains, hérites de son royaume céleste ».