En contrepoint de la geste d’Abraham, la substitution d’un animal à l’enfant, la Passion du Christ constitue le sacrifice effectif de l’enfant, puis sa résurrection glorieuse. Mais sacrifice symbolique et sacrifice réel de l’enfant sont les deux faces d’une même problématique, deux versions d’un même récit : fonder une filiation en Dieu. La filiation biologique est la première part de l’alliance, la filiation spirituelle est la seconde. Une divinisation de l’enfant s’opère par le sacrifice : le sacrifice d’Abraham et la passion du Christ sont deux versants d’un même modèle sémantique ; on passe du sacrifice du fils à l’enfant-Dieu ou roi 454 . Sacrifier n’est pas seulement une question de gain ou de perte dans un marché contractuel : c’est abdiquer et reconnaître une différence de nature entre l’homme et Dieu, et dans la perspective monothéiste, c’est désigner Dieu comme seul souverain du monde (Givre, 2002).
En un sens, le sacrifice réunit les contraires : tout comme pour avoir un enfant, il faut s’engager à le rendre, pour avoir le pouvoir il faut en même temps l’abdiquer. La majesté sacrale acquise par le sacrifice suppose simultanément le renoncement au pouvoir et à la possession par le sacrifice. La royauté sacrée indique l’état limite d’un être qui peut simultanément être sacrifiant, sacrificateur, victime et destinataire, autrement dit occuper toutes les « positions » sacrificielles (De Heusch, 1986 : 299). En acceptant son propre sacrifice comme marque de cette position, il est lui-même sa victime, son sacrifiant, son sacrificateur. Mis en partage et susceptible de recevoir toutes les intentions votives, l’objet du sacrifice devient symbole.
Un parallèle peut être tenté entre le motif du sacrifice de l’enfant-Dieu et celui du souverain-martyr, particulièrement répandu dans la littérature slave, notamment russe (Miltenova et Badalanova, 1996). Les deux sont en quelque sorte « confondus » dans une même logique qui trouve sa pierre angulaire dans le sacrifice : c’est cet acte qui confère d’un même mouvement sacralité et majesté, soit une souveraineté absolue, attestée dans les « épiclèses » du Christ qui sanctionnent une possession sans partage sur le monde : Pantocrator en grec, Vsedârjitel en bulgare. Le motif du sacrifice de l’enfant et de la déification de celui-ci par ce sacrifice, occupe une place importante dans l’ensemble de la symbolique des religions du Livre 455 , mais aussi dans la tradition balkanique (Dragomanov, 1889 ; Badalanova et Miltenova, 1996). Ce sacrifice réalise simultanément une multitude d’opérations complexes, dont l’une qui consiste en un rite de passage particulier : un rite d’abdication du père en faveur du fils.
Le sacrifice est alors envisagé, non plus sous la forme synchronique de l’échange, mais sous l’angle diachronique de la transmission du père au fils. La notion d’abdication suggère l’avènement de la souveraineté divine conçue comme rapport de filiation. C’est donc autour du problème de la transmission du pouvoir, du remplacement du père par le fils, mais aussi de la constitution spirituelle d’un lignage masculin, que s’articule le sacrifice monothéiste. A la notion de possession se superposent les problématiques de la filiation, de la transmission et en dernier ressort du pouvoir, comme le montrent les travaux portant sur la signification politique du sacrifice (Bonte, 1999a ; de Heusch, 1986). La possession ne vise pas seulement à sa reconduction, mais à sa transmission, car en marquant une position sociale, posséder confère un pouvoir.
La légende slave médiévale des Némania, dynastie fondatrice de la royauté serbe (Légendes slaves du Moyen-Age, 1858), nous semble illustrer cette question complexe des rapports père-fils, constituant une « variation balkanique » sur un motif abrahamique. Le récit met en scène la vie de saint-Sabba (Sava – 1169-1237), premier archevêque et saint emblématique du peuple serbe, descendant du Grand-Kniaze Némania et de son épouse Anne, fille de Romanus, empereur grec. On y trouve nombre d’allusions, traitées sous le sceau de la légende historique, à des épisodes bibliques : ainsi Sabba naît d’une intercession divine telle que celle qui autorisa la naissance d’Isaac. Se construit un mythe de légitimation politique, au travers des problématiques de la filiation, de la transmission du pouvoir et de l’alliance entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel.
L’avènement d’un enfant-Dieu sacrifié et ressuscité prend lui-même place dans le fameux motif du « Dieu qui meurt » cher à Frazer. Ceci dit, il est intéressant de constater que, pour la plupart des savants qui l’ont étudié, la Passion du Christ est interprétée comme sa forme indépassable, ce qui est une autre marque du « christocentrisme » qui a longtemps constitué l’inconscient de l’anthropologie religieuse. Alan Dundes, dans un article consacré aux liens entre la figure christique et la figure mythologique du héros, s’étonne d’ailleurs de la réticence des grands folkloristes à ranger le Christ au rang des « dieux qui meurent », peut-être en vertu du fait qu’à leurs yeux, le christianisme est séparé des autres formes de religion par la même frontière qui sépare l’histoire du mythe ou de la légende : Jésus serait « vrai », les héros seraient « faux » (Dundes, 1980).