Le meurtre comme rupture

Le motif inverse est celui du fils tué à mauvais escient par un père tyrannique et dévorateur, peu enclin à s’effacer au profit de son enfant lorsque la transmission du père au fils représente un enjeu majeur : la souveraineté sur un royaume 456 . C’est le cas de saint Georges, que l’empereur Dioclétien considère et honore comme un fils en raison de ses qualités guerrières, tout en le mettant au supplice en raison de sa foi chrétienne (Jitija na svetiite, 1991). Ce motif s’inspire en partie de la légende biblique de Daniel et des autres jeunes hébreux élevés à la cour du roi Nabuchodonosor comme ses propres enfants tout en les soumettant à diverses épreuves. Leur foi leur permet d’échapper aux fauves pour Daniel et de sortir indemnes de la fournaise pour ses trois compagnons, miracle qui provoque la conversion du souverain et sa soumission au vrai Dieu 457 .

Le despote qui martyrise ses « enfants » (au sens littéral ou figuré : ses sujets) est soit châtié et éliminé, soit défait et converti ; en tout cas contraint de se soumettre à la volonté divine. Dans la mythologie médiévale et la tradition chrétienne, le dragon est la représentation par excellence du souverain païen, injuste et sanguinaire : un monstre surpuissant et dévastateur qui est soit abattu, soit dompté, auquel cas il peut devenir, à la suite d’une sorte d’acte de contrition métaphorique, le protecteur de la cité (Le Goff, 1977 ; Privat, 2000). L’assimilation du despote à la bête maléfique est fréquente et relayée par une imagerie explicite : « la distinction entre l’homme maléfique et la bête maléfique est souvent mince. Ainsi, l’empereur Dioclétien a pu être traité de dragon, et le thème iconographique du serpent à tête humaine est bien connu » (Walter, 1989 : 661) 458 .

Lorsque des tyrans comme Léon III l’Isaurien, le premier empereur iconoclaste 459 , ou Constantin V, sont décrits comme des dragons (« il siffle comme un dragon ») et soupçonnés de « judaïser » 460 , un lien est établi entre le despotisme avide et brutal, la monstruosité du dragon-antéchrist et l’impiété qui conduit à renier le « fils », en l’occurrence le Christ, dont les Juifs sont accusés d’avoir causé la mort 461 . Les fils qui relient ces figures (tyran, Juif, dragon) se nouent autour du problème de la transition, plus exactement de la conversion, sur fond d’un conflit pour la foi et le pouvoir légitimes : on invoque le « devoir de désobéir à un souverain tyrannique pour rester fidèle à Dieu » (Dagron, 1996 : 197) 462 .

Or le souverain païen se définit précisément comme celui qui accomplit des sacrifices sanglants : l’un des motifs les plus répandus du martyre des saints chrétiens est leur refus de sacrifier aux idoles, à l’encontre des ordres de l’empereur. Il existe ainsi une relation d’opposition entre deux manières de concevoir la problématique de la filiation et de la transmission, qui tournent autour d’un même acte, l’immolation de l’enfant : le sacrifice met en scène une transmission fondée en Dieu, au travers des figures du patriarche, du bon père et du souverain croyant soumis à Dieu ; l’enfanticide est le fait d’un père tyrannique, un despote voire un dragon.

Deux types de narration mettent ainsi en scène la mise à mort du fils : celui où le bon père sacrifie son fils à Dieu, pour Dieu, lui donnant et se donnant à travers lui (et le fils renaissant est alors consacré, divinisé par son père le tuant) ; celui, opposé, où le père tyrannique tue son fils pour son profit, pour conserver le pouvoir, et qui est un suicide symbolique puisqu’il rompt la continuité. Le rite et le mythe coïncident autour de la problématique de la possession du monde, qui sert de fil conducteur à cette lecture du sacrifice comme rite de divinisation et d’abdication. Le sacrifice du divin enfant d’un côté, le meurtre ou l’apprivoisement du dragon de l’autre 463 , pourraient revenir au même : il s’agit, par le biais d’un acte radical et irréversible, d’un changement de propriétaire ou plutôt d’un acte de propriété divine sur le monde et les hommes. La notion de propriété permet de faire le partage entre deux genres d’usage de ce que l’on possède de plus précieux.

Notes
456.

Le combat de Saint Georges contre le dragon tyrannique est l’équivalent d’une lutte entre rois, entre Christ et Antéchrist, par saint et bête interposés. La dimension « martiale » de la lutte pour le Royaume du Christ est intimement liée à son pendant spirituel, l’un et l’autre se confondant pour désigner les saints comme des « soldats du Christ » : « the terms kallinikos, tropaiophoros and nikiphoros were in current use among the Fathers of the Church for martyrs and spiritual athletes (...) It is likely that these military terms refer to their enlistment in the spiritual army of Christ rather than to their actual professional status » (Walter, 1989 : 662).

457.

Une version balkanique de ce motif est le conte intitulé « Le Tsar et les trois hommes dans la fournaise », qui transpose le motif hébraïque dans un contexte chrétien : « on ouvrit la fournaise, et qu’aperçut-on, que vit-on ! Il y avait eu là trois hommes : il y en avait quatre à présent. Trois assis, un debout, et tous lisant un livre ! ». Il s’achève sur ces mots : « et le roi finit par se faire baptiser. Il n’y a qu’un tsar et qu’une foi : la terre entière est à lui » (Mazon, 1923. Pour un commentaire de ce motif, voir Popova, 1995).

458.

« The distinction between the evil man and the evil beast is often slight. Thus the emperor Diocletian could be called a dragon, and the iconographical theme of the serpent with a human head is well known ».

459.

Auquel on prête la phrase « je suis empereur et prêtre ».

460.

C’est le reproche fait par Cosmas à Constantin : « il judaïse » (Dagron, 1996).

461.

Il y aurait toute une série de parallèles à établir avec le motif, très fréquent dans la tradition européenne, de l’enfant sacrifié par les juifs, l’accusation de « judaïser » renvoyant ainsi à une vieille conception du despote – père tyrannique refusant la « loi du fils » (Dagron, 1991) ; voir aussi, pour une source directe, le motif de « L’enfant crucifié par les Juifs » (Legrand, 1877 : 297-309 ; Maccoby, 1999 ; Pierron, 2000).

462.

Ces exemples d’assimilation du souverain tyrannique au dragon dans la tradition byzantine s’inscrivent dans un contexte historique, théologique et politique particulier : ceux que l’on qualifie de dragons sont des empereurs iconoclastes, ceux-là même qui incarnent, aux yeux de nombreux théologiens orthodoxes, la tendance césaropapiste, dont on a semble-t-il fait abusivement une sorte de caractéristique de l’empire byzantin (voir sur ce point les opinions convergentes de Deseille et Clément, in Lenoir et Tardan-Masquelier, 2000). Le lien entre l’iconoclasme et la volonté de renforcer le pouvoir impérial est pointé par les détracteurs des empereurs en question, qui y voient un mouvement de retour vers l’adoration de la figure impériale, donc de confusion des rôles politique et religieux en la figure de l’empereur, déjà présente dans la conception constantinienne de la basilika dynasteia (dynastie régnante). La lutte contre l’iconoclasme « césaropapiste » est une remise en cause, fondée sur la référence aux Apocalypses, de cette conception.

463.

L’élimination du dragon est un meurtre, tandis que la saint-Georges est un sacrifice. Ce qui relie le kourban de saint-Georges proprement dit au motif hagiographique de la lutte de saint Georges contre le dragon, c’est le problème du rapport à la souveraineté (incluant le pouvoir politique et la possession matérielle) et sa transmission ou sa sacralisation par le changement du régime sacrificiel : l’un des fléaux dont le dragon accable le royaume est précisément l’obligation de lui fournir, en guise de nourriture, son lot quotidien de jeunes personnes. C’est contre ce sacrifice païen, injuste, disproportionné, cruel, un meurtre en fait, que le saint se dresse. Un meurtre camouflé en sacrifice qui n’est pas sans rappeler le motif abrahamique du « sacrifice empêché » : le roi se voit contraint d’offrir sa fille au dragon avec la même nécessité qui conduit Abraham à immoler Isaac, mais là où Dieu offre au patriarche le bélier qui servira de substitut à l’enfant (évitant ainsi le meurtre), saint-Georges empêche encore plus radicalement le sacrifice de la fille en éliminant son bourreau. Il sauve la victime de la gueule du monstre pour mieux imposer un nouvel ordre sacrificiel. Dans tous les cas, on marque l’interdit du sacrifice humain en le sanctionnant comme meurtre, et en substituant une logique sacrificielle à une autre : le mythe se dénoue par la conversion définitive du royaume, le rite se joue autour de l’agneau sacrificiel ; deux manières différentes mais complémentaires de reconnaître le sacrifice du Christ comme seul légitime. Une attestation de ce rapport : une portion du mythe de Krali Marko qui met en scène le héros et cinq autres preux emprisonnés et menacés par un « terrible lézard-dragon », et auxquels leur geôlière, dénommée la Croate, apporte un agneau blanc et noir pour la saint-Georges. Cet épisode, marqué par des références permanentes aux serpents et aux dragons (Marko est enfermé dans une cellule remplie de serpents et de lézards – Marko neutralise un dragon en écartelant sa bouche – la Croate voit en rêve deux serpents, un qu’elle élimine, l’autre qui la mord), se conclut ainsi par une profession de foi suggérée, condition du salut des héros. L’agneau de saint Georges, équivalent de l’agneau mystique, vient en contrepoint exact de la figure du dragon : il confère au héros la puissance dragonoctone du saint et lui sert de caution religieuse (Cuisenier, 1998 : 219-228).