Du sacrifice humain au sacrifice spirituel en passant par le sacrifice animal

Le reproche de « judaïser » se situe dans le fil d’une rupture historique entre judaïsme et christianisme, la mort du Christ étant alternativement conçue comme meurtre du fils par les pères (les Juifs) et sacrifice du fils par le Père (Dieu). On n’y condamne pas en soi les autres religions, mais le « mélange » qui consiste par exemple à observer à la fois les coutumes juives et les coutumes chrétiennes : les Arméniens sont fustigés parce qu’« ils n’ordonnent clercs que les descendants des familles de prêtres », « selon les coutumes juives » (Dagron, 1991 : 365). On distingue l’hérésie selon qu’elle est « juive » ou non, et la judéité constitue le butoir sur lequel s’affirme la christianité, l’accusation de judaïsme portée aux iconoclastes indiquant moins le travail d’une « vraie théologie de l’image » qu’« une nouvelle stratégie de rupture avec le passé judaïque » (ibid : 368-369).

Une multitude de rapports, travaillés de différentes manières au fil du temps, se nouent entre ancienne et nouvelle Alliance, entre judaïsme et christianisme 464 . Il faut la non-reconnaissance du Christ par les juifs, cette bataille intime concernant la place des enfants par rapport aux parents, pour que le christianisme fasse rupture. Le rôle de l’histoire, les notions d’événement et d’avènement, l’introduction du salut éternel par les voies mêmes du temporel, sanctionnent la différence entre un peuple prophétique tourné vers la parole annonciatrice, et une Eglise qui se veut accomplissement de la prophétie.

L’un des ressorts de l’antijudaïsme au sein du système mythico-rituel chrétien concerne précisément le statut du sacrifice, et tout particulièrement le sacrifice humain (Maccoby, 1999) dont les juifs sont accusés 465 , reflet aux yeux des chrétiens de leurs pratiques idolâtres : « le peuple grec oppose les Saintes Pâques orthodoxes à la Pâque juive qui serait l’occasion pour les Israélites de sacrifier des enfants chrétiens afin d’en utiliser le sang dans la fabrication du pain pascal et de bien d’autres choses » (Pierron, 2000 : 109). Ces croyances mettent le fait sacrificiel au cœur des tensions entre deux religions parentes. L’une des transitions symboliques desquelles le christianisme entend tirer sa légitimité religieuse concerne ainsi l’objet même du sacrifice : du sacrifice humain au sacrifice spirituel en passant par le sacrifice animal.

Dans de nombreuses vies de saints, c’est la rupture avec le système rituel en vigueur, le refus de sacrifier aux idoles, qui mène au martyre : en l’occurrence, refuser de sacrifier revient à se sacrifier. Ainsi de Sveti Todor Tiron (17 février), qui paie de sa vie sa résistance à l’injonction de consacrer des offrandes aux dieux en échange de « grands présents et honneurs » (Jitija na svetiite, 1991 : 107), ou des saints Kosma et Damian, auxquels l’empereur qui les persécute enjoint de faire un sacrifice aux divinités païennes pour avoir la vie sauve (ibid., p.320) 466 .

Le sacrifice est donc un opérateur de similitude mais aussi de distinction (et de dissension) majeur entre des systèmes religieux qui ne cessent de se croiser, se superposer, s’engendrer mutuellement et s’affronter tout à la fois. Le christianisme se conçoit comme un passage du sacrifice matériel au sacrifice symbolique, du sacrifice sanglant au sacrifice spirituel, d’une foi à une autre. Le sacrifice, dans le contexte des religions du Livre, entretient ainsi un lien particulier avec la problématique de la transition, de la transmission, de la passation. L’une des fonctions symboliques de la ritualité sacrificielle semble être de garantir une relation équilibrée entre Dieu, les parents et les enfants, le souverain et ses sujets, comme l’illustre le thème récurrent de l’enfant sacrifié à un étranger par ses propres parents et ressuscité. Une transaction dans laquelle personne n’est perdant, et qui crée au contraire de la valeur, de la sacralité, en la personne de l’enfant divinisé par son statut d’offrande.

Notes
464.

« Les événements situés dans le temps ne forment séquence et ne prennent sens, autrement dit ne deviennent histoire et vérité prophétique, que s’ils peuvent être reportés et déchiffrés sur la trame vétérotestamentaire » (Dagron, 1991 : 379).

465.

Et Judas au premier chef, dont on brûle traditionnellement l’effigie, auparavant promenée à califourchon sur un âne et tournée en dérision, le Jeudi Saint, la veille de Pâques ou le jour de Pâques. Selon Mégas, le récit biblique se transpose dans « une légende dans laquelle Judas joue le rôle de l’homme marqué par la fatalité et destiné à tuer son père et à épouser sa mère ».

466.

Cet épiseode est attribué aux saints Kosma et Damian de Rome (fête le 1er juillet), et non à leurs homogues d’Asie mineure (fête le 1er novembre).