3) Possession et dépossession

Dans les religions du Livre, ce sont en partie des rapports de possession qui indiquent les places respectives des hommes et de Dieu : tout repose sur la gestion confiée par ce dernier aux premiers d’un domaine terrestre sur lequel ils ont pour ordre de « croître et multiplier ». La conception biblique est que pour pouvoir donner, il faut posséder, mais que la possession est un droit accordé par Dieu, ce qui appelle une reconnaissance de la place de chacun. L’alliance est cette reconnaissance. Ainsi les interdits et prescriptions alimentaires de l’islam traduisent le partage de l’humain et du divin, et sont eux-mêmes soumission : « il s’agit également de soumettre le désir d’appropriation du monde, tel qu’il s’exprime dans le domaine alimentaire, au désir du salut, c’est-à-dire au désir de Dieu » (Benkheira, 2000 : 57-58).

Le caractère religieux des rites commensaux atteste cette idée d’une possession remise en Dieu : tous les dispositifs qui entourent la socialité alimentaire rituelle (sacrifice, offrande, partage, hospitalité) supposent une forme de don. Mais le schéma maussien donner-recevoir-rendre, qui veut qu’en donnant, on se livre à une forme pure de l’échange, c’est-à-dire que l’on obtient une contrepartie par réciprocité, n’est pas suffisant. Le don permis par le sacrifice n’est pas de l’ordre de la réciprocité ; il y a « un échange de dons, mais de dons totalement inégaux, donc comme un échange en lui-même inégal et asymétrique » (Godelier, 1999 : 483).

Si « les religions à sacrifice sont les religions où les dieux dominent l’homme de toute leur puissance et s’en font craindre » (Godelier, 1996 : 251), il faudrait ajouter : où les hommes dominent le monde et entretiennent avec lui un rapport asymétrique. Le sacrifice oscille ainsi entre possession et dépossession. Dans sa version abrahamique, le sacrifice consiste simultanément à se déposséder (l’intention de la mise à mort) et à conserver l’objet d’offrande (par la substitution qui préserve Isaac/Ismaël). C’est ce qu’illustre le motif traditionnel de « la promesse d’un homme sans enfant qui, si Allah le gratifie d’un enfant, l’offrira en victime en signe de reconnaissance » : « qu’Allah me donne un enfant, je l’immolerai en kourban ! » (Blagoev, 1999 : 315).