Domestiquer, posséder : entre profane et sacré…

Ainsi faut-il d’abord posséder pour sacrifier. Pour sacrifier quelque chose, il faut être entré, par quelque manière que ce soit, en sa possession, même provisoire (comme lorsque l’on achète un animal aux seules fins de l’offrir en kourban). Une distinction se dessine, entre un rapport horizontal dans lequel l’homme et le monde sont sur le même plan, et un rapport vertical dans lequel les rapports entre l’homme et le monde sont des rapports de propriété. Le rapport à la propriété semble occuper une place fondamentale dans le sacrifice : « l’un des premiers groupes d’êtres avec lesquels les hommes ont dû contracter et qui par définition étaient là pour contracter avec eux, c’étaient avant tout les esprits des morts et les dieux. En effet, ce sont eux qui sont les véritables propriétaires des choses et des biens du monde » (Mauss, 1950 : 167, je souligne).

L’immolation d’un animal en vue d’en faire bénéficier un individu ou une collectivité (que ce soit par la seule mise à mort ou sous forme de repas) relève d’une transaction sanctifiée, portant sur la possession des biens matériels comme spirituels. Cette conception est particulièrement présente dans les monothéismes, et la Bible peut se lire comme le récit de la souveraineté sur le monde, accordée à l’homme par Dieu : « le bétail, tout comme la terre habitée, reçoit la bénédiction de Dieu, ce qui les rend fertiles et les intègre à l’ordre divin. Le devoir du fermier consiste à préserver cette bénédiction. (…) D’une certaine façon, l’homme a conclu une alliance avec sa terre et ses bêtes tout comme Dieu a conclu une alliance avec lui » (Douglas, 2001 : 73).

Le lien entre sacrifice et propriété s’apparente à une philosophie naturelle présente dans l’Ancien Testament, séparant ce qui est du domaine de l’homme, de la nature proprement dite, c’est-à-dire le monde sauvage : « le produit de la nature croissant par lui-même ne devait pas servir de victime, mais bien ce que l’homme s’était approprié à force de peine et de soins et ce qu’il avait fait entrer dans la sphère humaine » (Döllinger, 1858, cité par Vigouroux, 1912 : 1313, je souligne). Le sacrifice sanctionne sur un plan sacral le rapport de possession : l’appropriation, la propriété, le passage de l’état sauvage à l’état domestique constituent un passage du sacré au profane, qui par la suite doit périodiquement faire l’objet d’une resacralisation par le sacrifice, une des modalités de restitution de cette nature « profanisée » à son Créateur divin.

En cela, il semble intimement lié au schéma classique des deux ordres séparés du profane et du sacré : face au sacré (auquel est associée la nature divine), la sphère humaine reste définitivement le profane, qu’il faut « racheter » en reconsacrant l’offrande par son immolation. La « profanisation » (le passage au profane) correspond à la sortie de l’état de nature : elle sépare la civilisation du monde naturel, et en revanche suppose des règles strictes qui vont marquer la distinction entre « état de nature » et « état de culture ». Le sacrifice est l’une de ces règles, qui interdit de facto la pure prédation et fonde au contraire l’alliance, concrètement un contrat par bipartition des victimes (voir le commentaire de Lagrange, in Vigouroux, 1912 : 1317).

Cette alliance rend donc encore plus formelle la distinction sacré/profane : elle la fonde en un sens, ce qui pose le problème de la validité de cette distinction hors du contexte des religions de l’alliance. La limite du profane et du sacré indique ce qui est de l’ordre de l’humain ou non, et notamment ce qui de la nature est pure possession divine, inaccessible à l’homme. Rien de ce qui est humain n’est en somme véritablement sacré, puisque toute sacralisation implique la dépossession, l’abandon, la distance : le sacré ne s’échange pas parce qu’il ne se possède pas.