4) Stigmates sacrificiels du soi et de l’autre

Les monothéismes présentent des différences en matière de conception du sacrifice : plus encore, le sacrifice constitue un opérateur de distinction entre les traditions religieuses. Christianisme et islam constituent deux systèmes sacrificiels différentiels, et qui se différencient en se comparant. Du point de vue musulman, le sacrifice est une part de soi, de l’identité sociale du croyant ; du point de vue chrétien, il est simultanément une aspiration existentielle et une figure de l’altérité religieuse, non seulement parce que son modèle est inatteignable, mais parce que sa pratique qualifie les autres religions en s’en séparant.

Serait-il alors possible de qualifier les différences de conception du sacrifice entre christianisme et islam, en disant que d’un côté le sacrifice participe intégralement du dogme et même le fonde mais se trouve dépourvu d’occurences pratiques en dehors de l’acte symbolique de l’Eucharistie, et que de l’autre côté, il ne constitue pas un élément dogmatique essentiel mais un marqueur rituel traditionnel de premier ordre des sociétés musulmanes ? D’un côté le sacrifice comme concept et dogme, de l’autre le sacrifice comme pratique et tradition ?

Comme nous l’avons vu, dans le christianisme, la notion de sacrifice devient abstraite : au rejet de ses pratiques extériorisées correspond une forme d’intériorisation sous la forme de la Passion, point sacrificiel nodal. Si elle est en partie le fruit d’un travail d’inversion des traditions antérieures, l’absence de légalisme sacrificiel entretient aussi des liens avec un « renoncement à la chair » (Brown, 1995) perceptible dans le jeûne et la contrition autant que dans l’indifférence aux interdits alimentaires et l’absence de prescriptions quant à l’abattage des animaux (Assouly, 2002) : la foi chrétienne suppose un oubli de la chair.

Par contraste, un hodja nous faisait remarquer que la différence entre chrétiens et musulmans réside dans la propreté, l’attention à l’état du corps lors de la pratique religieuse : le fidèle musulman doit procéder à des ablutions, se déchausser en entrant dans le temple, réaliser concrètement les gestes rituels qui consacrent telle action, etc. L’interprétation des interdits alimentaires atteste aussi d’un soin corporel rituellement contrôlé : il ne faut pas boire d’alcool car l’état d’ébriété est dégradant, on ne peut manger du porc parce qu’il est impur et impropre à la consommation. L’islam met l’accent sur un soin du corps dans la posture rituelle.

Si le christianisme opère une disjonction entre sacrifice matériel et sacrifice spirituel, la tradition musulmane quant à elle ne dissocie pas le geste sacrificiel de l’esprit sacrificiel. Alors que pour les musulmans, le sacrificateur garantit lui-même la conformité religieuse du sacrifice, c’est un tiers, le prêtre, qui confère son caractère sacral au kourban chrétien. D’un côté, l’absence de clergé fait qu’une part beaucoup plus importante de la ritualité religieuse est dévolue aux individus comme personnes privées : le sacrificateur musulman énonce le « Allah Bismillah » juste avant l’acte, et s’entoure de nombreuses prescriptions. De l’autre, les opérations religieuses sont réservées au prêtre, et donc élaborées et accomplies en dehors de l’acte sacrificiel, qui n’a quant à lui aucune légitimité liturgique.

Pour les musulmans comme pour les chrétiens, sacrifiant et sacrificateur ne sont pas obligatoirement une seule et même personne : « le sacrifiant peut déléguer l’acte sacrificiel à quelqu’un de la famille qui “sait” s’il a lui-même perdu le “savoir tuer”, à un “haut personnage religieux” qui apportera un surplus de baraka, à quelqu’un qui “fait la prière” s’il ne se considère pas assez assidu, enfin à un boucher qui possède le savoir technique » (Brisebarre, 1999 : 107). En revanche, la sanction proprement religieuse est le fait du prêtre d’un côté, contenue dans l’acte rituel lui-même de l’autre. Si la fonction de kourbandjija présente des similitudes chez les chrétiens et les musulmans, les distinctions concernent l’inscription religieuse du rituel.

Cette question du rôle du prêtre, l’écart entre la mise à mort et sa légitimité religieuse, interroge le statut de l’acte de mise à mort, nous demandant si la notion de sacrifice est toujours apte à rendre le travail de transformation impliqué dans le kourban. Il s’agit de reconsidérer cette notion sous l’angle des pratiques et des processus qu’elle suppose davantage que comme concept unitaire censé révéler un mécanisme universel : en ce sens, le kourban est un « genre rituel » dans toute la plasticité que l’on peut donner à cette expression, une forme complexe qui ne s’épuise pas en un modèle unique.

Dans l’appréhension du kourban chrétien, on prête plutôt attention à l’investissement social dans la tradition locale, à la place différentielle des acteurs sociaux, par exemple le prêtre et les kourbandjii, à la dimension essentielle du fait commensal et aux rapports communiels dans la distribution. Au travers du kourban musulman, il est davantage question des mécanismes prescriptifs qui entourent la mise à mort, de la fonction sacramentelle du sacrifiant, de la notion de charité et du destin surnaturel de la victime.