La différence dans la proximité

Cela permet de marquer les différences de conception du sacrifice dans le christianisme et l’islam, qu’il s’agisse de l’inscription dans la canonicité, de la légitimation au regard de la tradition ou de la conception de la sanction religieuse du sacrifice. L’ordre du permis et de l’interdit n’est pas le même du point de vue des chrétiens ou des musulmans : si chez les premiers, il relève de la place de l’aliment carné à certaines périodes du cycle alimentaire religieux (vendredi, carême), chez les seconds, il a pour objet le mode de mise à mort lui-même : « en islam, le particularisme alimentaire est de nature sacrificielle » (Kanafani-Zahar, 1999 : 123).

Tandis que le moment sacrificiel a une importance particulière dans le contexte musulman dans la mesure où il accomplit la tradition et remplit la prescription, le kourban chrétien tend plus spécifiquement au repas. Le sacrifice y est autant un prétexte à la communion qu’un acte valant pour lui-même : « l’élément dominant, qui donne au sacrifice néo-grec sa propre physionomie, se manifeste plutôt dans la communion que le repas commun établit entre les hommes, dans les liens étroits que la “table commune” crée entre ces convives, qu’ils appartiennent à une ou à plusieurs communautés » (Georgoudi, 1979 : 300). La mise à mort rituelle n’y a pas pour but la pureté ou la licéité.

Plus largement, les ressorts de la cohésion et de l’unité rituelle ne sont pas tout-à-fait identiques et reflètent des « faire sacrifice » distincts, qui n’impliquent pas la seule mise à mort mais tout ce qui entoure un kourban et concourt à « faire le rituel » : manger ensemble, cuisiner ensemble, distribuer, reverser les profits du kourban à une œuvre collective (en général religieuse : restaurer une chapelle, acheter des vêtements pour les pauvres, restaurer une icône...), etc. C’est en confrontant des expressions différentes d’un même genre rituel que l’on tentera d’examiner la place de cette ritualité sacrificielle spécifique entre culture et société, entre familiarité et distance, entre don et échange.

Si on ne saurait se contenter de réduire le kourban à la question de la canonicité ou l’envisager à la seule lueur du discours religieux, on notera pourtant que le rituel, légitime et officiel en islam, semble s’inscrire dans une sorte de creux sémantique et liturgique en christianisme, où nous ne sommes pas en présence d’un de ces rites institués, qui renverrait à un dogme, un mythe, un corpus d’interdits ou de prescriptions, une loi rituelle explicite.

Si la composante sacrificielle tient dans ces deux monothéismes un rôle fondamental, voire fondateur, elle semble dessiner en même temps une ligne de distinction entre deux modes du rapport au divin, deux processus d’accès au divin via cet acte particulier qu’est le sacrifice : l’un (l’islam) plutôt légaliste, consistant à se mettre en conformité avec la Loi religieuse par l’action rituelle, l’autre (le christianisme) renvoyant davantage à la dimension communielle d’un religieux dont le sacrement est par ailleurs l’affaire d’un spécialiste, le prêtre. Si « en islam, le particularisme alimentaire est de nature sacrificielle » (Kanafani-Zahar, 1999 : 123), « l’élément dominant » du kourban chrétien « se manifeste plutôt dans la communion que le repas commun établit entre les hommes, dans les liens étroits que la “table commune” crée entre ces convives » (Georgoudi, 1979 : 300).

La « transformation du vivant en votif », formule qui illustre bien la dynamique générale mise en œuvre lors d’un kourban, appelle ainsi, simultanément et sans contradiction, des pratiques rituelles comparables et des discours religieux différents. Le religieux ne saurait occuper tout le champ d’interprétation d’une pratique saisie comme fait culturel et social : inséré dans les conduites rituelles comme un mode narratif et un vecteur d’appartenance, il fournit un arrière-plan contextuel plutôt qu’une explication in fine ou l’aune à laquelle le rituel serait évalué.

Le discours religieux peut être appréhendé comme un énoncé performatif (Austin, 1991) mais aussi « conformatif », orientant la représentation du sacrifice en traçant les limites de l’espace rituel et des pratiques votives, actes rituels ou prestations sociales qui s’y déroulent : il distingue les actes et les discours les uns des autres. Assorti de critères de légitimité qui l’insèrent dans une idéologie du religieux, le sacrifice, dans le christianisme comme dans l’islam, pose tout à la fois un problème d’identité et d’altérité : il constitue un opérateur de distinction entre soi et l’autre, un discours du soi et de l’autre, par l’énonciation de ce qu’est un « bon » sacrifice.

Toutefois, dans la plupart des contextes pratiques, les conceptions légalistes du sacrifice s’effacent au profit de formes mélangées, négociées, de dynamiques procédurales. Le concept de sacrifice, qui règle les distinctions, ne suffit pas et ne permet pas d’appréhender le « faire sacrifice », le faire votif, qui suppose qu’il n’y a pas une conception abstraite et pleine du sacrifice, mais une pratique et une socialité, une production sacrificielle du social et inversement. Le sacrifice tient simultanément un discours sur l’intégrité et sur la disparition : il traite ainsi de la transformation, du caractère transformationnel des choses.

Il existe à la fois une commune tradition monothéiste du sacrifice, dont on a vu qu’elle touche notamment au problème de la filiation, et, selon les religions, des manières très différentes, voire opposées, de considérer le sacrifice : ce dernier s’avère un objet de distinction, voire de partage, qui articule des différences dans la proximité. La comparaison entre sacrifice chrétien et sacrifice musulman appelle une distinction : si d’un côté, devenant principe abstrait, le sacrifice se rationalise, se pense comme une idée, mais aussi un autre et un ailleurs, selon le processus du « désenchantement du monde » (Weber, 2003 ; Gauchet, 1985), il s’agit d’un autre côté de lire par son prisme des configurations culturelles et des rapports sociaux.

Le sacrifice en islam est une réalité concrète, opérante, ce qui en rend malaisée la définition théorique (Benkheira, 1999 : 88). Par ailleurs, le regard anthropologique sur le sacrifice s’est lui-même modifié et en un sens « désacralisé » : le propos d’une ethnologie du religieux n’est pas ou plus de qualifier le religieux comme à part, dans une transcendance spiritualiste et idéaliste, mais de saisir ce qu’il dit des environnements culturels et sociaux dans lesquels il se déploie. Ainsi, nous tirons avantage de la mise en regard de deux conceptions proches/distantes du sacrifice : le sacrifice musulman concret, le sacrifice chrétien abstrait.