II Le sacrifice, de l’« illusion » à la « fiction »

1) Un mythe de fondation ?

Du totémisme au sacrifice

Dans l’histoire de l’anthropologie du religieux, le sacrifice a d’abord été perçu comme consubstantiel au fait et à l’idée mêmes de sacré : l’étymologie du terme, sacrum facere, « faire du sacré », insinue une sorte d’acte religieux primordial, voire fondateur. Mauss et Hubert suggéraient l’existence d’une forme universelle du sacrifice, « moyen pour le profane de communiquer avec le sacré par l’intermédiaire d’une victime » (Mauss, 1968 : 302). Après avoir longtemps prévalu, leur approche du sacrifice a été critiquée, car fondée « sur une typologie vague opposant le “profane” et le “sacré” » (de Heusch, 1986 : 326), une « bipolarité (…) culturellement située » (Béraudy, 1997 : 36) 468 .

Mauss et Hubert situaient d’autre part le sacrifice dans « une séquence évolutionniste » (de Heusch, 1986 : 326) : ils voyaient en effet dans le sacrifice du Dieu sous sa variante chrétienne « l’une des formes les plus achevées de l’évolution historique du système sacrificiel » (Mauss, 1968 : 283). Ils attestaient ainsi la figure du « dieu qui meurt » développée par Frazer, qui a permis de postuler une origine totémique du sacrifice entre autres défendue par Robertson Smith 469 .

Au travers de l’hypothèse d’un religieux originel basé sur la parenté et notamment la proximité du sang, une bonne part de la sociologie et de l’anthropologie du religieux se fait sur l’idée de primitivité, d’une proximité entre les hommes et les dieux dans les « sociétés primitives ». La théorie totémique, qui « fait reposer la religion sur la parenté » (Tarot, 1999 : 536), joue un rôle d’articulation principielle entre religion et société. Dans la mesure où elle insiste sur les registres de l’intimité, la contiguïté, la familiarité, l’interprétation totémique voit dans les origines du sacrifice un acte conjonctif : « en partageant un repas avec son dieu, on exprime par là même la conviction qu’on est fait de la même substance que lui, et on ne partage jamais de repas avec celui qu’on considère comme un étranger » (Freud, 1965 : 203).

Pour Freud, la « scène primordiale » du « meurtre du père » est l’expression du lien entre totémisme et sacrifice (Freud, 1965). Dans sa tentative de rapporter les « faits psychanalytiques » à des « données anthropologiques », il suit Robertson Smith sur l’idée d’une transition du repas totémique au sacrifice, et du totem au dieu comme figure tutélaire de la communauté humaine. Ce processus renvoie à un aspect fondamental de la théorie psychanalytique : la figure du père comme personnification du clan, origine et toute-puissance dont on cherche simultanément à s’affranchir et à s’assurer de l’amour. Ce faisant, Robertson Smith comme Freud plaquent un modèle monothéiste patriarcal sur le fait religieux en général (Juillerat, 2001a : 100) 470 .

La notion de sacrifice a pu se voir anthropologiquement sacralisée et naturalisée, et enrôlée sous de multiples bannières, avec ses tenants 471 et ses détracteurs 472 . Girard, dont l’approche littéraire et philosophique du sacrifice a été fort critiquée par les anthropologues, énonçait une économie générale qui fondait dans le religieux – et surtout le sacrifice – la maîtrise « culturelle » de la violence humaine « naturelle » (Girard, 1972). Scubla (1995, 1998) voit dans ce même sacrifice la pierre de touche d’une vision générale du monde : axis mundi, le sacrifice devient l’opérateur structural par excellence.

Ces approches substantialistes consistent à traiter du sacrifice comme d’une « anthropo-logique », qui viendrait couronner le fait religieux, l’auréoler d’une sorte de pureté ou de primordialité, et l’inscrire en profondeur comme l’un des mécanismes essentiels de l’être-au-monde de l’homme. Elles ne permettent pas d’appréhender la multiplicité des représentations associées au kourban dans les pratiques concrètes, ni la grande diversité des objets et des objectifs qui lui sont attribués, ni enfin la construction culturelle et sociale du « faire-sacrifice ». Non seulement le kourban ne se range aisément dans aucune des définitions du sacrifice, mais il n’y a pas forcément continuité entre tous les éléments du rituel, ni entre le rituel et son environnement. Au contraire, l’une des fonctions du rituel pourrait bien être d’agencer en une formulation acceptable ou consensuelle des ordres de réalité en contradiction les uns par rapport aux autres.

Notes
468.

« C’est en latin (…) que sacer s’oppose à profanus. (…) C’est en latin que le mot sacrificium, dont nous avons tiré sacrifice, constitue une opération médiatrice qui, littéralement, “rend sacrée” la victime » (de Heusch, 1986 : 17).

469.

Et qui faisait pourtant l’objet de leurs critiques.

470.

En appréhendant la religion comme soumission du fils au père, Freud ne rend compte ni du renversement opéré par le christianisme, qui se présente comme coalescence du père et du fils, ni du problème de la féminité, qu’il se contente de renvoyer à une antériorité, celle des « divinités maternelles, qui ont peut-être précédé partout les dieux-pères » (Freud, 1965 : 223). Cette approche théocentrique et androcentrique qui se pense ainsi résolument en regard d’une origine et d’une évolution, s’enferme dans ses propres catégories (totem, tabou, sacrifice) à mesure qu’elle les énonce. Les savants tentent alors de comprendre le mouvement qui a conduit des cultes dits primitifs à l’abstraction et la rationalisation de la foi, dont le christianisme est le modèle implicite : même chez Mauss et Hubert, l’impact historique prêté au christianisme reste un point d’arrivée à l’aune duquel est jugé le fait religieux en général. Il faudra attendre de multiples travaux réalisés sur des aires culturelles très différentes pour destituer le sacrifice de cette universalité à l’encontre d’une vision historiciste évolutionniste, et en donner d’autres interprétations, pour diversifier et pluraliser en fait l’idée de sacrifice.

471.

Par exemple Girard (1972) et Scubla (1995, 1998), qui chacun à leur manière en font un fondement et une essence.

472.

Lempert (2000) voit dans la « pensée sacrificielle » une forme « barbare » cautionnée par les anthropologues.