Entre régulation de la violence…

« L’illusion sacrificielle » (de Heusch, 1986 : 45) consiste en un mode d’investissement anthropologique essentialiste : elle envisage son objet comme porteur d’une explication des fondements des rapports de l’homme à la société, à la communauté, au sacré, à la nature, etc. Ainsi du thème de la violence, comme marque d’un problème humain fondamental que le sacrifice viendrait résoudre (Girard, 1972 ; Bloch, 1997) : son principe serait la projection de la violence qui risque d’affecter les hommes sur un objet tiers, la fameuse figure du bouc émissaire. Les psychanalystes décèlent dans cette interprétation en termes de jugulation/projection de la violence des ressorts internes, tels que la culpabilité et l’identification : « la projection va de pair avec une identification à la victime » et « on se débarrasse de la culpabilité flottante qui trouve ainsi une cible » (Rosolato, 1987 : 64).

Ainsi appréhendé, le sacrifice est associé à un registre moral qui est le fruit d’une projection : il devient un invariant, un modèle descriptif et analytique. La triade violence-sacrifice-don constitue un modèle récurrent pour expliquer la fonction sociale du sacrifice : « la médiation surnaturelle entre la violence communautaire et les effets potentiellement dangereux de cette violence empêche le déclenchement de la vengeance. Le sang matérialise en ce cas le don et exprime la volonté sociale d’offrir le sacrifice » (Kanafani-Zahar, 1999b : 207).

On ne sait plus trop si cet invariant permet d’appréhender des situations rituelles concrètes, s’il revêt un sens effectif pour les pratiquants, ou s’il ne devient pas un cadre commode d’une anthropologie du sacrifice constituée, comme si les termes en lice (sacrifice, don, violence) étaient dénués d’ambiguïté, et leur valeur anthropologique fixée une fois pour toutes. La violence devient un concept opératoire dont le sacrifice n’est qu’un cas particulier mais néanmoins fondateur. A l’appui de ce paradigme, on décèlera ensuite des origines sacrificielles dans certaines pratiques rituelles, dès lors que la destruction d’une victime est en jeu, comme dans le cas de la mise à mort du taureau à Barjols (voir l’analyse critique de Dossetto, 2002) ou dans la tauromachie (Saumade, 2001a, 2001b) 473 .

Cette nécessité sacrificielle, qui se présente comme un travail d’élucidation de fondements (la question de la violence et de la société), constitue un effet de savoir, l’imposition de catégories intellectuelles sur la pratique par la reprise de critères élaborés dans le cadre de théories constituées du sacrifice. Elle ne résout pas l’aporie sacrificielle implicitement reconnue par Mauss et Hubert, le fait que « le même mécanisme sacrificiel peut satisfaire à des besoins religieux dont la différence est extrême » (Mauss, 1968 : 266) 474 .

Le thème de la violence est porteur d’une vision du monde social dans laquelle elle représente l’envers de la société comme cadre de constitution du sujet, point d’équilibre entre soi et les autres. Elle reste associée à la notion de nature comme le contraire de la société : état de nécessité contre lequel doivent s’édifier les règles politiques entre les hommes, ainsi que chez Hobbes qui voit dans la violence un fait de nature que la société vient contractualiser. L’interprétation du sacrifice comme « régulation de la violence » (Rosolato, 1987 : 70) suppose une conception de la société comme harmonie entre les sujets, totalité constituée au travers des modèles de l’échange et de la relation. La violence devient le point aveugle à partir duquel individu et société se défont, où les dispositifs psychologiques et sociaux visant à la préservation de soi comme de la société se détraquent, où il n’est plus possible en somme de parler de société (Wieviorka, 2004).

L’hypothèse d’une forme harmonisée de l’individuel comme du social, par laquelle pulsions de vie et de mort d’un côté, intégration sociale et anomie de l’autre côté, s’équilibrent, constitue un idéalisme. En polarisant les modèles explicatifs du psychologique et du social, il empêche de comprendre les processus par lesquels la violence peut aussi constituer une forme de lien social, non seulement dans le temps de son accomplissement mais avant et après, comme mode de structuration spécifique des rapports sociaux (Bourgois, 2002) 475 .

Faire de la société l’envers de la violence, c’est faire de la violence un instinct, un fondement humain contre lequel s’érige la civilisation (Elias, 1973 ; Elias et Dunning, 1994), ce qui empêche de saisir les formes extrêmes, car socialisées, de la violence totalitaire (Todorov, 2000) : en résumant la violence à la barbarie, à une altérité négative, on s’interdit de l’observer et de l’analyser. Elle rejoint le sacré au rang des inconnaissables, les approches conjuguant violence et sacré culminant en une tautologie métaphysique du social (Girard, 1972). La question centrale qui est posée semble être celle du sujet. On s’interroge sur ce qui le fait exister comme être psychologique et social, on cherche à comprendre ce qui le menace voire le détruit, et menace de ce fait la société : la violence.

Notes
473.

« Dans un souci idéologique de mise en valeur de l’objet observé, on justifie de la sorte la violence létale de la corrida espagnole par une nécessité sacrificielle d’origine “archaïque” » (Saumade, 2001 : 511).

474.

« Il porte la même ambiguïté que les forces religieuses elles-mêmes. Il est apte au bien et au mal. La victime représente aussi bien la mort que la vie, la maladie que la santé, le péché que le mérite, la fausseté que la vérité. Elle est le moyen de concentration du religieux ; elle l’exprime, elle l’incarne, elle le porte » (Mauss, 1968 : 266).

475.

Toute une réflexion sur la violence comme forme sociale et non comme aberration sociale, qui se démarque d’un certain point de vue d’approches en termes de maîtrise sociale de la violence (Elias) et se rapprochent des vues de Bourdieu, semble actuellement en cours, autour de la manière dont on sort de la guerre dans les Balkans.