…Et fondation du sujet ?

Il est fréquent que le sacrifice se présente, entre psychanalyse et anthropologie, comme « pierre angulaire de l’humain » (Béraudy, 1997 : 24). La notion de sacrifice sous-tendrait des théories « fondamentales » du sujet comme devant se séparer d’un état initial d’indistinction entre soi et le monde pour devenir sujet social, capable tout à la fois de renoncement et de dialogue. Tout en n’étant pas convaincu par cette ontologie du sacrifice, il est difficile de saisir ce qu’elle implique sans s’interroger sur la notion de sujet elle-même. La dimension symbolique de la constitution du sujet présuppose une lecture du sujet comme support de structures.

Tout comme les théories anthropologiques, nombre d’analyses psychanalytiques du sacrifice insistent sur la double dimension de communication et de séparation du sacrifice, abordée sous le signe d’une opération de deuil ou de renoncement, soit une mise à distance qui fait lien. L’idée de deuil (soumission à « la loi du désir fondé sur le manque », Béraudy, 1997 : 23) résume la conception freudienne du sacrifice : c’est son propre désir que le sujet immole, transformant du coup son Moi idéal en Moi symbolique. Le sacrifice devient l’opération de fondation symbolique du sujet, qui permet en outre d’accéder au statut de sujet social, un sujet qui n’est plus dans un rapport fusionnel avec le monde mais dans un rapport de communication, d’échange avec des autres désormais reconnus en tant que tels.

Ainsi, à la relation « pré-sacrificielle » où « l’Autre est le Même » succèderait une mise en ordre sacrificielle dans laquelle chaque chose est à sa place, « sujet divisé et désirant » (pp.26-27). Aux yeux de ses éxégètes, le symbolique, échange comme possibilité d’être soi dans la relation à l’autre, est synonyme de maturité du sujet. La notion d’alliance est mobilisée pour rappeler que « c’est le sacrifice lui-même, comme lieu de l’accord, qui réalise l’écart libérateur de différence impliqué dans le pacte » (Béraudy, 1997 : 30).

La boucle est bouclée, qui voit dans le sacrifice vétérotestamentaire fondateur de l’alliance le premier geste de constitution du sujet : l’idée d’une fondation sacrificielle du sujet se retrouve aussi bien dans l’approche psychanalytique que dans ses liens avec les monothéismes. Ainsi appréhendé, le sacrifice renvoie à deux paradigmes convergents : la construction du social comme contrat 476 , la conception du sujet comme individu rationnel. Il a ainsi pu faire figure d’« invariant » du questionnement anthropologique, non seulement sur le religieux, mais sur la notion de société en général et de sujet en particulier.

Ce traitement de la notion de sacrifice suppose une priorité accordée à la « fonction symbolique » dans la constitution de ce sujet. Ce mode d’appréhension du sujet, comme se fondant sur l’apprentissage sacrificiel du symbolique, nous conduira à mettre en regard ces trois modes différents mais contigus d’appréhension du social que sont le don, le sacrifice et l’échange. En effet, comme nous le verrons plus loin, le sacrifice a notamment été envisagé à la lumière de l’échange et du don, sa qualification oscillant au gré des interprétations : « degré zéro » ou forme primaire de l’échange pour certains, expression suprême ou absolue du don ou du sacré pour d’autres.

On ne peut qu’être frappé par la similitude du schéma théorique de l’alliance avec celui qui voit dans le don et l’échange deux stades différents du social, l’un fusionnel et primordial, l’autre structural et complexe. Tout comme, dans les lectures psychanalytiques qui en sont proposées, le sacrifice vient transformer l’imaginaire en symbolique, l’une des hypothèses qui sera proposée est que le sacrifice constitue à la fois une articulation et un genre flou entre les notions de don et d’échange.

Notes
476.

Emile Benveniste insiste sur la notion de contrat, comme « principe de la réciprocité totale qui fonde en droits et en obligations la société des hommes » (Benveniste, 1966 : 322). Ce « contrat social » est « l’équivalent dans le monde humain » du principe de réciprocité dans le « monde cosmique » (le rta).