2) L’anthropologisation du sacrifice

De multiples ruptures ont jalonné l’usage et l’analyse anthropologique de la notion de sacrifice, dont la relecture des théories classiques du religieux et du sacré et l’élaboration d’une approche structurale du fait sacrificiel. Lorsque dans les années 70 et 80, les chercheurs reprennent le dossier ouvert par Robertson Smith puis Mauss et Hubert, la confrontation de la théorie avec le terrain conduit à admettre « l’extrême variété des formes sacrificielles » (Béraudy, 1997 : 31-61, Bloch, 1997 : 55-94) et l’« illusion » d’une catégorie unique du sacrifice.

L’idée d’un modèle sacrificiel universel, qui serait un tout symbolique, fonctionnel, logique, social, etc. est battue en brèche. On a ainsi pu parler d’« illusion sacrificielle » (de Heusch, 1986 : 45) à propos d’une « catégorie de la pensée d’hier, conçue aussi arbitrairement que celle de totémisme (...) à la fois pour rassembler en un type artificiel des éléments prélevés ici et là, dans le tissu symbolique des sociétés, et pour avouer l’étonnant empire que le christianisme englobant n’a cessé d’exercer secrètement sur la pensée de ces historiens et sociologues convaincus qu’ils inventaient une science nouvelle » (Détienne, 1979 : 34-35).

La notion n’en continue pas moins d’être opératoire, de décrire un type d’opération rituelle, et d’être objet de réflexion anthropologique. Entre autres pistes récentes, le champ du sacrifice musulman ouvre à la fois sur des analyses approfondies en termes de système symbolique et d’implications sociales (Bonte, Brisebarre, Gokalp, 1999), et sur la problématique identitaire du rituel, par exemple en contexte urbain ou migrant, notamment dans les sociétés occidentales (Brisebarre, 1998). Le sacrifice alimente par ailleurs une réflexion sur la distinction entre sociétés de chasseurs-cueilleurs et sociétés d’éleveurs pratiquant la domestication (Bonte, 1995 ; Godelier, 1996).

À cette distinction s’en superpose une autre, religieuse cette fois : « le sacrifice n’est pas une pratique universelle. Il existe des religions qui ne le pratiquent pas comme cela semble être le cas de nombreuses sociétés vivant principalement de la chasse et de la cueillette. (...) Ces chasseurs qui vivent de la chair, du sang, du corps des animaux sauvages s’efforcent d’entretenir des relations d’amitié respectueuse et de reconnaissance envers “les maîtres des animaux” et de ne tuer ceux-ci “qu’avec mesure”, pour leurs besoins. (...) Les religions à sacrifice sont les religions où les dieux dominent l’homme de toute leur puissance et s’en font craindre » (Godelier, 1996 : 250-251).

Tout en n’étant pas universel, le sacrifice reste-t-il un objet particulièrement « bon à penser », articulant des distinctions fondamentales entre des modèles sociaux et religieux différents ? Peut-on admettre une spécificité sacrificielle de certaines sociétés sans pour autant postuler un fondement sacrificiel des sociétés humaines, ce qui reviendrait à plaquer à nouveau un modèle universel sur une « extrême variété » de formes ? On est loin en Bulgarie d’une société « où les gestes rituels fondamentaux, dans la pratique la plus quotidienne, sont de type sacrificiel » (Détienne, 1979 : 7). Difficile de lui appliquer une « anthropologie du sacrifice » qui verrait dans le sacrifice un objet déterminé et figé, ou même une structure logique.

Il faut aborder la question de la construction du concept de sacrifice, en le situant comme élément de discours autant que pratique rituelle concrète, et se demander ce que l’on construit au travers d’une approche anthropologique en termes de sacrifice. Dans les définitions qui en sont généralement données, le kourban vient tour à tour jouer le rôle d’un trait archaïque témoignant d’une conception fondamentalement immanente du sacré, ou celui d’un opérateur relationnel entre cultures et confessions différentes, suggérant alors un travail de coexistence qui puiserait dans un ordre prépolitique : dans les deux cas, le sacrifice est porteur d’altérité et exotisme.