Pour continuer dans l’exploration de la notion de sacrifice, nous ne reviendrons pas sur les théories « christocentrées » qui voient dans le sacrifice un universel dont la Passion du Christ serait l’aboutissement ; nous ne reparlerons pas plus des interprétations psychosociales en termes de constitution « sacrificielle » du sujet, ou en termes de régulation sociale de la violence par le sacré. Nous évoquerons deux élaborations théoriques distinctes de la fonction du sacrifice, formulées par de Heusch en termes de « conjonction » et de « disjonction » (de Heusch, 1986 : 326) : la première consiste à évaluer la capacité conjonctive du sacrifice, en étant attentif aux relations qui se nouent entre tous les éléments qui le composent ; la seconde regarde le sacrifice comme opération disjonctive visant à établir des séparations nettes entre des ordres de réalité différents voire incompatibles.
Aucune de ces deux approches ne nie totalement l’idée centrale de Mauss et Hubert, pour lesquels le sacrifice consiste à « établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie » (Mauss, 1968 : 302), mais elles l’articulent différemment, insistant soit sur la conjonction, soit sur la disjonction, comme résultat de cette communication.
Pour recourir à des métaphores et bien que cela soit réducteur, nous associerons le sacrifice comme conjonction à un modèle « abrahamique », et le sacrifice comme disjonction à un modèle « prométhéen ». On pourrait parler d’un côté d’un « modèle abrahamique » selon lequel le sacrifice vient sceller une alliance entre l’homme et Dieu, et dont le sacrifice christique constitue l’apogée : « transformé et sublimé, le sacrifice du Dieu a été conservé par la théologie chrétienne » (Mauss, 1968 : 300). Le ressort de la démonstration réside dans l’idée que le sacré, l’individu et le social sont, au moment du sacrifice, dans un rapport communiel, voire fusionnel : « grâce à [la victime], tous les êtres qui se rencontrent au sacrifice, s’y unissent. Toutes les forces qui y concourent se confondent » (p.250).
Le sacrifice assure la convergence ponctuelle de statuts et de fonctions variés, conformant l’individu au groupe, le social au sacré, le politique au religieux : « dans un bon nombre de sociétés politico-religieuses (...), la hiérarchie sociale est souvent déterminée par les qualités acquises au cours de sacrifices par chaque individu – il conviendrait aussi de considérer les cas où c’est le groupe (famille, corporation, société, etc...), qui est sacrifiant, et de voir quels sont les effets produits sur une personne de ce genre par le sacrifice – on verrait aisément que tous ces sacrifices, de sacralisation ou de désacralisation, ont, sur la société, toutes choses égales d’ailleurs, les mêmes effets que sur l’individu » (p.270). Ce dernier est lui-même en situation fusionnelle dans le rituel : « il s’agit d’accomplir un acte religieux dans une pensée religieuse ; il faut que l’attitude interne corresponde à l’attitude externe » (p.227).
De l’autre côté, le « modèle prométhéen » vise à établir séparément le domaine des hommes et celui des dieux par le sacrifice : « accomplir le rite sacrificiel, c’est donc, en établissant le contact avec la divinité, commémorer l’aventure du Titan et en accepter la leçon. C’est reconnaître qu’à travers le sacrifice (...), Zeus a situé les hommes à la place qui est désormais la leur, entre les bêtes et les dieux.. En sacrifiant, les hommes se soumettent au vouloir de Zeus qui a fait des mortels et des Immortels deux races bien distinctes. La communication avec le divin s’établit au cours d’un cérémonial de fête, un repas, qui rappelle que l’ancienne commensalité est finie : dieux et hommes sont maintenant séparés, ils ne vivent plus ensemble, ne mangent plus aux mêmes tables » (Vernant, 1990 : 145).
Un grand nombre de terrains et de théories semblent se répartir de part et d’autres de cet axe conjonction/disjonction. Le sacrifice rituel hindou répond au sacrifice mythique originel de l’homme cosmique dont le corps a été divisé en quatre morceaux engendrant à leur tour les quatres classes d’hommes : « sacrifier, c’est aussi réparer ce sacrifice premier : les rites exécutés par les dieux et, à leur suite, par les hommes (…) ont pour but de reconstituer le corps du Purusa-Prajâpati qui s’est éparpillé dans la création » (Malamoud, 1989 : 44). Dans l’hindouisme, la fiction sacrificielle redouble la création sacrificielle du monde.
Inversement, le mythe mélanésien de « la vieille Afek » se présente comme un opérateur de distinction, notamment entre les hommes et les femmes, dans lequel plusieurs épisodes sacrificiels jouent un rôle-clé, dont « l’auto-sacrifice » (Godelier, 1996 : 251) de cet être surnaturel. Cela permet à Godelier de réfuter en partie l’approche maussienne du sacrifice : « nous ne pensons pas comme Mauss que le sacrifice soit dans son essence un contrat entre les hommes et les dieux » (pp.258-259). Les formes africaines du sacrifice suggèrent l’importance des disjonctions rituelles garantissant une imperméabilité entre eux des ordres de l’humain et du surnaturel, davantage que ce que la conception classique de Mauss et Hubert laissait entendre – le sacrifice comme mode de communication.
Pour de Heusch, « la fonction du sacrifice est disjonctrice » (p.26), qui « rétablit la séparation du monde surnaturel (…) et du monde humain, malencontreusement placés en situation de contiguïté dans la personne du malade » (p.27) ; il est le prix de la dette dont on doit s’acquitter lorsque l’ordre social et l’ordre du monde, qui sont solidaires, ont été enfreints, il rétablit des frontières indûment transgressées. La notion de distance comme respect est primordiale : le terme thek chez les Nuers, qui indique ce qui doit être tenu à (bonne) distance, constitue « l’armature symbolique même des relations sociales, elle établit une distance dans la communication » (p.31) : « les règles de respect (thek) maintiennent à bonne distance les êtres et les choses qui doivent être séparés » (de Heusch, 1986 : 31-32) 477 .
Le sacrifice s’inscrit dans une multitude de rites de séparation (couper une chèvre en deux, se couper les cheveux…) et produit des effets très variables, n’étant pas une pratique de substitution impliquant la désignation d’un bouc émissaire, mais exprimant un lien d’appartenance, de reconnaissance : « le sacrifice appelle un rite préalable de même nature qui marque solennellement le lien d’appartenance de l’animal offert à son maître, mais rien n’indique que celui-ci s’exposerait à travers la victime à une espèce de suicide symbolique » (pp.24-25). Ainsi, « le sacrifice, comme le système thek qu’il sanctionne, est fondé sur l’exclusion et ce principe est le garant même de l’ordre social constitué dans la mesure où il instaure des différences significatives » (p.28).