Le sacrifice « sauvé » de la religion

L’hypothèse disjonctrice opère un glissement : le sacrifice n’y fait pas seulement du sacré, mais du social et du politique. L’espace-temps du sacrifice n’est plus celui d’une « communication entre le sacré et le profane par l’intermédiaire d’une victime », mais un espace-temps au sein duquel les hommes échangent par l’acte sacrificiel, que l’on ne tient plus pour un signe adressé par les hommes au divin mais pour un message qui circule entre les hommes. Ces conceptions en contrepoint du sacrifice supposent que l’on n’accepte pas pour acquise sa fonction sacralisante, et incitent à aller voir en dehors du sacrifice lui-même ce qu’il est censé accomplir : les sacrifices royaux, la notion de possession, le rapport à la possession et la dépossession, l’abdication, la transmission, etc.

Ce faisant, on remet directement en cause la distinction entre sacré et profane 478 , coupable d’ethnocentrisme 479 . Le statut de ce qui est saint est ambivalent, « ni sacré ni profane » (de Heusch, 1986 : 19), et il n’y a pas besoin de postuler que l’un et l’autre s’excluent. Le sacrifice africain se présente généralement comme une intervention corrective face à des dysfonctionnements, sans requérir forcément un contenu moral. L’intervention divine, ou ce que l’on peut nommer la surnature, est moins une force morale qu’un domaine réservé avec lequel les contacts, volontaires ou involontaires, s’avèrent dangereux : « le pécheur chrétien se trouve abandonné par Dieu, celui qui a enfreint un interdit chez les Nuers est menacé d’une intervention intempestive du monde divin » (p.22).

Le renouvellement des approches de la notion de sacrifice passe par une relecture critique des concepts fondateurs de l’anthropologie du religieux, dont la notion de sacré, porteuse d’un contenu moral 480 . Impureté, péché, danger, interdit : les connotations morales du sacrifice et du religieux sont sujettes à caution parce qu’elles impliquent des visées essentialistes et universalistes. Outre les exemples tirés de l’aire africaine, relayés par les enquêtes de nombreux chercheurs, ces relectures s’appuient sur un corpus de travaux représentatifs des nouveaux questionnements sur le sacrifice dès les années 70, en histoire comme en anthropologie (Détienne et Vernant, 1979 ; Biardeau et Malamoud, 1976 ; Malamoud, 1989).

Il est significatif que ces travaux apparaissent quelques années après l’édition des Œuvres Complètes de Mauss, dont « l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (1968) écrit avec Hubert. Ces approches ne sont pas seulement « disjonctives » parce qu’elles insistent sur le travail de la distance et de la séparation : elles accomplissent aussi une disjonction entre le sacrifice et la notion de religion, qui restait essentielle à la conception maussienne du sacrifice, modèle anthropologique admis jusque-là.

C’est notamment en rompant avec une approche du religieux en termes de communication, qui puise à la source du don comme opération essentiellement subjective, que le sacrifice devient objet logique. Détienne et Vernant entendent d’abord critiquer et dépasser l’approche de Mauss : « la révocation de la théorie du don à propos du sacrifice était un élément nécessaire, un préliminaire essentiel à leur propre théorie » (Bloch, 1997 : 66). Et ce notamment en mettant en doute l’un des arguments centraux de Mauss et Hubert : la relation intime établie entre sacrifiant, victime et destinataire, « l’auto-identification » (Bloch, 1997 : 66-67).

Une coupure s’instaure : dans les lectures qui en sont faites en termes disjonctifs, le sacrifice est dépourvu de la valeur intrinsèque qu’il semblait détenir comme outil de communication et de conjonction, et qui faisait porter le soupçon d’une projection culturelle. Le concept traduit le mode de pensée qui le forme : il y a aussi besoin d‘une disjonction scientifique, conceptuelle, pour penser le sacrifice comme acte disjonctif. C’est en le situant à une autre échelle, comme forme logique, en l’extrayant du contenu culturel que les acteurs et les discours lui donnent apparemment, mais aussi que les observateurs et analystes sont tentés de lui imposer, et en le situant dans l’ensemble des dispositifs symboliques du social seulement lisibles par une opération de disjonction rationnelle entre sens et structure, qu’il acquiert une nouvelle valeur scientifique. En perdant son sens culturel, le sacrifice gagne une signification sociale.

Cette nouvelle « anthropologisation » du sacrifice marque assurément une sortie du religieux et une entrée dans le symbolique au sens structural, le sacrifice devenant un thème-frontière entre une multitude de problématiques qui dépassent le strict cadre de l’anthropologie religieuse. Si le sacrifice ne sert pas qu’à établir des liens, mais aussi à instaurer de la distance (entre les hommes, les choses, les forces...), ou plutôt s’il sert simultanément des buts très différents, et cela sans contradiction, c’est qu’il n’est plus tellement « sacré » comme l’entendait Durkheim, mais « symbolique » dans un sens qui déborde largement le seul cadre religieux conçu comme horizon moral.

De fait moral et religieux, le sacrifice devenu fait symbolique devient aussi fait politique ou social, au travers duquel, par exemple par l’analyse des rites culinaires ou des mythes sacrificiels, se déploient des problématiques anthropologiques telles que le rapport au pouvoir (lorsque de Heusch situe « le roi sur la scène sacrificielle », 1986 ; lorsque Détienne parle de cuisine « politique », 1979) ou le passage à la culture (« la cuisson du monde » analysée par Malamoud, 1989). La désignation du sacrifice comme objet particulièrement « bon à repenser » s’appuie sur des terrains aussi variés dans le temps et dans l’espace que la Grèce antique, l’Inde védique 481 , l’Afrique noire, qui permettent entre autres la critique des conceptions monothéistes (notamment la conception chrétienne) du sacrifice, taxées d’ethnocentrisme 482 .

Notes
478.

« Fallait-il commencer par postuler l’existence d’une zone sacrée, séparée, interdite, comme la condition même du sacrifice ? » (De Heusch, 1986 : 17).

479.

On ne manquera pas de noter la critique virulente de l’anthropologie spécifiquement religieuse du sacrifice de René Girard. Dans un registre comparable, Benkheira, analysant la lecture sacrificielle de l’abattage rituel musulman, fait allusion à un « christocentrisme », reprenant le reproche de Lacan à Freud (1999 : 88, note 44).

480.

Ainsi de la tendance d’Evans-Pritchard à lire le sacrifice nuer sous l’angle judéo-chrétien de la « souillure spirituelle ». Le statut de l’offrande et sa complexité, la variabilité de ses significations, invalident de telles options morales : « il suffit de suivre la pensée Nuer pour découvrir que le bœuf sacrifié participe de l’“avoir”, mais non de l’“être” du sacrifiant » (De Heusch, 1986 : 25).

481.

Qui, avec le sacrifice vétérotestamentaire, avaient déjà servi à Mauss et Hubert, de colonne vertébrale théorique.

482.

On prend soin d’accentuer l’écart entre les religions africaines, l’hindouisme ou le polythéisme grec et le judaïsme ou le christianisme. Ce faisant, l’objet-sacrifice n’est-il pas le prétexte à d’autres distinctions entre monothéismes et polythéismes, religions universalistes ou particularistes, religions « à temps historique » et religions « à temps cyclique », religions à transcendance ou à immanence, religions du sacré-séparé ou du sacral-négocié ?