Un impensé du sacrifice ? Une altérité sacrificielle ?

Si parmi les champs théoriques, les terrains d’observation et les méthodes d’enquête de l’« anthropologie du sacrifice » 483 , on remarque la place de travaux prenant appui sur l’islam et notamment le monde arabe (Hammoudi, 1988 ; Kanafani-Zahar, 1999a, 1999b ; Benkheira, 1998, 1999, 2000 ; Bonte, 1995, 1999a, 1999b ; Brisebarre, 1995, 1998, 1999), on note en revanche l’absence de travaux anthropologiques concernant le sacrifice dans le christianisme 484 , certes due à la quasi-inexistence de contextes pratiques d’observation, mais aussi à la critique du « christocentrisme » (Benkheira, 1999 : 88) des théories universalistes du sacrifice. Ce n’est pourtant pas faute de thèmes et de domaines de recherche qui ne cessent de l’évoquer à titre de question ou de point de mire.

En effet, dans le seul domaine européen, un grand nombre d’études abordent des questions qui pourraient alimenter une réflexion globale sur le rapport au sacrifice dans des sociétés culturellement formées dans la tradition chrétienne, qu’elles traitent de sujets aussi variés que la symbolique du sang, l’eucharistie, la commensalité, etc., mais aussi la souffrance, la mort, la charité, le vœu, la prière, etc., ou bien qu’elles évoquent plus précisément, au travers du rapport à l’animal, le problème de sa mise à mort et de son statut alimentaire (Verdier, 1979, 1990 ; Vialles, 1992 ; Méchin, 1991 ; Fabre-Vassas, 1994 ; Dalla Bernardina, 1991 ; Saumade, 1994, 2001a, 2001b).

Il subsiste un hiatus quant au sacrifice, terme-piège porteur de présupposés originels de l’anthropologie du religieux, mais outil descriptif et analytique régulièrement convoqué dans les domaines de recherche que nous venons d’évoquer. Le sacrifice est simultanément conçu comme mécanisme universel porteur de logique, et assimilé en tant que pratique à une altérité anthropologique. Présent/absent, visible/invisible, « case vide » de « l’espace culturel de l’Occident informé par des pratiques majoritairement chrétiennes » (Durand, 1979 : 134), le sacrifice porterait-il les ambiguïtés d’une ethno-anthropologie oscillant entre particularité et universalité, local et global, monographisme et comparatisme ?

L’un des objectifs de ce travail est précisément de travailler sur les « frontières floues » et les différentes échelles d’un « genre rituel ». Les approches structurales du sacrifice, en s’intéressant à des mécanismes (découpe, cuisson, consommation, etc.), en cherchant une logique systémique du rituel, le transforment en un objet abstrait, en opération logique, tout comme l’est un mythe au sens de Lévi-Strauss 485 . Mais lorsqu’il s’agit de pratique, de fiction culturelle et sociale, l’histoire et le contexte redeviennent une nécessité : autant que fixé, l’objet doit aussi être suivi dans le mouvement.

Relevant que l’intérêt anthropologique dans les catégories linguistiques « tend à fixer l’attention sur des termes clés qui semblent, quand leur sens est déballé, éclairer toute une façon d’aborder le monde » (Geertz 1986a : 196), Geertz citait comme exemples les termes de « mana », « tabou », « potlatch », « lobola », etc 486 . Par rapport à ces notions « indigènes » devenues des catégories anthropologiques, le terme de sacrifice semble dans la position inverse d’une catégorie d’abord centrale puis progressivement altérisée, oscillant en permanence du centre à la périphérie de la carte de l’anthropologie du religieux. Le sacrifice véhicule un imaginaire anthropologique singulier. Il est à la fois exotique et familier : familier parce qu’il se situe au cœur de l’anthropologie du religieux, exotique parce qu’il témoigne d’une forme d’ailleurs dans le temps comme dans l’espace, d’un objet mis à distance.

En cela, il est un bon observatoire de l’anthropologie du religieux se faisant, lorsque le religieux « prend la figure du marginal et de l’atemporel » (de Certeau, 1975 : 42) en devenant un objet d’ethnologie, et un sujet exotique. Ainsi, à propos du kourban, il nous est à la fois nécessaire de comprendre la construction de la catégorie anthropologique de sacrifice en général, et le sacrifice comme forme particulière du rapport au divin dans les monothéismes des religions du Livre. Sachant que cette forme particulière a joué un rôle clé dans l’élaboration de la notion de sacrifice, puis a été disqualifiée comme ethnocentrique et évolutionniste, c’est aussi ce statut anthropologique ambigu du sacrifice qui nous intéresse, dans le cas d’un rite sacrificiel aussi transversal et ancré dans les croisements entre traditions religieuses que le kourban.

Notes
483.

Citons entre autres : les auteurs réunis autour du MAUSS (1995) ; Guy Nicolas (1996) ; Jacques Godbout (1992). Entre autres recherches apportant ponctuellement des pièces au débat : Elisabeth Copet-Rougier (1988) ; François Poplin (1988, 1995). Auxquelles s’ajoutent une multitude de réflexions aux confins de l’anthropologie, de la psychanalyse, de la théologie : Marie Balmary (1986) ; Guy Rosolato (1987) ; Roger Béraudy (1997) ; Bernard Lempert, (2000).

484.

Les quelques sources utilisées ici relèvent le plus souvent de l’histoire des religions, touchent généralement à des usages paléochrétiens et remontent pour la plupart à plusieurs décennies (Vigouroux, 1912 ; Connybeare, 1901). Le sacrifice en christianisme est lui-même une « antiquité », un objet désuet.

485.

Le défaut des analyses structurales du sacrifice réside dans la surinterprétation logique des faits, conçus comme une grammaire, et évacuant d’emblée du champ de l’analyse l’intentionnalité des sujets et de leurs actes, leur mode d’appropriation (et de réinterprétation, de modification, de torsion) de cette grammaire, restant idéalement une langue sans parole (ou des énoncés sans énonciation, Tarot, 1998). Une telle approche, qui suggère que « les mythes se pensent eux-mêmes », et qu’il existerait une « pensée » indépendante de ses agents, producteurs, utilisateurs, expérimentateurs, etc., se révèle inadéquate pour comprendre ce que sont les modes d’énonciation, les pratiques verbales et gestuelles, les intentions mis en jeu dans le sacrifice : non pas des mises en sens (supposant une norme sémantique préexistante à laquelle on plie ses propres énoncés), mais des mises de sens (jouant sur un usage multiple, ambigu, réversible, fictif, des signes, seule leur valeur contextuelle important).

486.

On pourrait ajouter d’autres termes ayant atteint des degrés divers d’universalité, tels que « chamane » ou « baraka » Le « chamanisme » a lui aussi été marqué par une extension et une « anthropologisation », voire une sacralisation d’un sens initial restreint et localisé : « ce terme est aujourd’hui appliqué à des systèmes religieux de sociétés traditionnelles restés sans nom jusqu’alors. En quelque sorte hissé à un niveau de religion à part entière, il sert à faire pendant aux noms abstraits des religions instituées – rôle qu’avaient tenu, en leur temps, les termes de totémisme et d’animisme » (Hamayon, 2000, avant-propos). L’évolution du « concept » suit également les évolutions globales du fait religieux et de sa perception, obligeant à se demander : « face à cette diversité, peut-on maintenir qu’il y a bien un objet de recherche “chamanisme” ? ».