3) Le sacrifice, de l’« illusion » à la « fiction »

Le sacrifice, en tant qu’objet de théorisation, pose problème aux anthropologues, qui en critiquent le contenu « christocentriste » (Benkheira, 1999 : 88) : comme si le terme lui-même était porteur d’un piège sémantique. De même que la variété des formes de la mise à mort rituelle en islam empêche de recourir à une seule notion, la variété des acceptions du terme kourban suppose de ne pas user du terme de sacrifice sans examen critique. En termes d’anthropologie du sacrifice, le kourban pose un problème. Il ne se laisse définir par aucune des théories du sacrifice. Tout en renvoyant à des traditions et des valeurs religieuses, il ne ressortit pas d’un monde social organisé autour du sacrifice, à la différence de la Grèce antique (Détienne et Vernant, 1979). Il ne témoigne plus non plus d’un monde social dans lequel le rapport à l’animal domestique rendrait nécessaire la ritualisation de sa mise à mort (Bonte, 1995).

Il renvoie en outre à de multiples autres notions que la mise à mort proprement dite, qui obligent à concevoir le sacrifice davantage comme un processus et un type de fabrication rituelle. C’est ce que nous proposerons d’appeler une fiction sacrificielle, par référence mais aussi par contraste avec ce que de Heusch a appelé l’« illusion sacrificielle » (de Heusch, 1986). Dans ce processus, il nous semble nécessaire d’inclure non seulement les rapports de commensalité, les pratiques d’échange, le cadre liturgique et la dimension festive, mais aussi la définition d’un champ de compétences techniques, et enfin la « traditionalisation » voire la « patrimonialisation » du rituel : sa requalification en une pratique dans laquelle on éprouve collectivement des valeurs culturelles.

Il semble ainsi que l’on glisse d’une approche en termes d’anthropologie du sacrifice à une approche en termes d’anthropologie du rituel et de la tradition. Les travaux de Bonte indiquent tout à la fois de nombreuses lignes d’interprétation du sacrifice, et les contradictions auxquelles on se trouve confronté dès lors que l’on applique cette notion à propos du kourban. Pour Bonte, comme pour d’autres auteurs (Godelier, 1996), le sacrifice est l’un des traits distinctifs des sociétés de pasteurs et d’éleveurs.

Partant de la place de l’animal domestique dans les sociétés d’éleveurs, il en vient à se demander s’il existe « d’autre type de mise à mort de l’animal chez les éleveurs que sacrificielle ? », ce à quoi il répond : « il semble bien que la notion de sacrifice animal émerge dans des sociétés qui pratiquent la domestication animale » ; « sacrifice et domestication animale entretiennent (…) un lien étroit » (Bonte, 1995 : 234). Dans de telles sociétés, où la proximité « rend l’animal domestique apte à penser et à reproduire la société humaine » (Bonte, 1995 : 235), le sacrifice est lui-même une formulation des relations sociales par le biais de la relation de l’homme à l’animal : « que cette mise en scène rituelle intervienne à propos de la mort de l’amimal n’est qu’une conséquence des valeurs qui ont été précédemment investies dans ce domaine » (Bonte, 1995 : 235).

Dans le cas du kourban, nous sommes semble-t-il dans le cas inverse : c’est bien la mise en scène sacrificielle, la création et la fabrication d’un espace-temps sacrificiel qui crée des valeurs conçues comme religieuses, traditionnelles, communautaires. Le kourban ne peut pas être rapporté à un contexte social monovalent, celui de sociétés pratiquant la domestication, dans lesquelles s’afficherait une relation de proximité entre l’homme et l’animal. La valeur assignée à l’animal devenu offrande ne préexiste pas à l’acte qui l’institue. Nous entrons dans une autre voie d’approche du rituel, non plus comme schéma structural déroulant des significations, mais comme champ social et culturel dans lequel la pratique du sacrifice permet ponctuellement l’affirmation de valeurs.

Ainsi, notre tentative consiste à considérer le sacrifice dans son contexte et comme contexte, dans lequel nombre de fonctions rituelles s’entremêlent, telles que les pratiques d’échange, de commensalité, de consommation, de votivité, etc. Selon nous, nous sommes proche dans ce cas de la question du sacrifice musulman dans un contexte urbain (Brisebarre, 1995 ; 1998), qui ne nous renseigne pas tant sur le rapport à l’animal que sur la production rituelle d’une communauté confessionnelle et culturelle (notamment issue de migrations et de mobilités) dans un espace social et un espace public basés quant à eux sur une nette privatisation du religieux.