Faire (plus ou moins) sacrifice : un processus rituel

L’élaboration de l’anthropologie du religieux s’est faite autour d’objets emblématisés, à la fois sur le plan opératoire et en termes de construction théorique : l’un de ces objets est certainement le sacrifice, longtemps conçu comme une forme archétypale et épurée du religieux. Dans les définitions qui en sont produites, un fait sacrificiel comme le kourban renvoie aussi bien à un universel religieux qu’à la spécificité des traditions votives balkaniques, aux monothéismes des religions du livre comme à l’Antiquité grecque et païenne. Comme si on pouvait y lire des cultures et des sociétés dans leur particularisme d’une part, des faits de culture et de société dans leur universalité d’autre part. Des objets particuliers, tels que le sacrifice, servent à articuler ces liens entre diversité et unité : ils deviennent des concepts génériques, à la fois descriptifs et interprétatifs.

La notion de sacrifice serait-elle particulièrement apte à jouer un rôle transversal, proprement anthropologique ou, au contraire ne s’avère-t-elle pas problématique précisément pour les raisons qui semblent fonder son universalité ? Elle appelle un usage vigilant, conscient des présupposés qu’elle recèle et que l’on contribue à véhiculer en l’employant. Elle reste porteuse de cette forme d’essentialisme qui voit dans le sacrifice un mécanisme religieux universel, dont le kourban serait une expression balkanique 487  : c’est ce type de raisonnement que de Heusch qualifie d’« illusion sacrificielle » (de Heusch, 1986 : 45), critiquant la prétention à l’universalité d’une catégorie aussi particulière, d’un point de vue sémantique.

En parlant de « faire sacrifice » à propos du kourban, il s’agit de décrire des processus rituels davantage qu’un objet dont le sens serait déjà donné par la notion de sacrifice. Ni le sens religieux, implicite ou explicite, que l’on prête au kourban, ni les explications symboliques qui en sont données, ni la conformité revendiquée de l’acte au discours ne suffisent à cerner ce « faire-sacrifice ». Plutôt que le statut sacrificiel lui-même, ce sont les procédures de dévolution de ce statut qui retiennent l’attention. Le kourban se présente sous une telle diversité de formes et d’occasions que l’on a fréquemment le sentiment de passer du flou à la règle, d’un ordre lâche à un ordre ferme.

Il y a solution de continuité entre le concept de sacrifice abstrait et la pratique sacrificielle concrète. Le religieux ne permet pas toujours de combler les « trous dans la langue » rituelle 488 , d’établir une distinction entre ce qu’est et ce que n’est pas un sacrifice. Le recours au sacrifice met en jeu des pratiques sociales ; il formule en termes symboliques les relations entre les hommes et avec les saints ; il donne lieu à des prestations rituelles récurrentes et transmissibles. Il ne prend pas corps sur un modèle abstrait ou purement mythique, mais grâce à des actes sociaux : ainsi de la constitution des comités d’organisation, des procédures de choix des animaux, des opérations sacrificielles elles-mêmes, de la commensalité, des effets attendus et supposés du rituel, des rapports entre le prêtre et les officiants.

Nous sommes donc conduits, à partir du kourban, et de la description des kourbani, à reconsidérer l’économie de la notion de sacrifice. Il est fréquent de parler de « destruction » à propos du sacrifice, dans la littérature anthropologique : Hubert et Mauss distinguent le sacrifice des autres formes du don, qui n’impliquent pas la destruction des choses offertes ; « les dons des hommes aux dieux se réalisent par des actes d’offrande et par la destruction des choses offertes. (...) Sacrifier, c’est offrir en détruisant ce que l’on offre, et c’est en cela que le sacrifice est une sorte de potlatch » (Godelier, 1996 : 45-46).

Or, en termes de « faire sacrifice », ce qui est détruit est en fait transformé : le sacrifice est une opération de transformation (Hénaff, 2002 : 251), consistant non seulement à maîtriser les forces destructives, mais à leur conférer du sens, à les inverser en forces constructives et porteuses de valeur 489 , à abolir d’une certaine manière la distinction entre destruction et création. La mise à mort d’une offrande est une opération de transformation de la vie en mort, puis de la mort en vie.

De même, à la différence de ce que Mauss et Hubert présentent comme un modèle idéal, incluant la victime, le sacrifiant et le sacrificateur (et la « divinité » !), la fonction d’abattage n’est pas associée à un individu investi d’un rôle rituel sacrificiel : le rôle de l’égorgeur se voit davantage ramené à une dimension technique qui lui confère certes une valeur symbolique, mais l’identifie surtout en tant que personne compétente, détentrice d’un savoir-faire et d’une légitimité sociale, sans pour autant lui attribuer la fonction sacramentelle explicite que lui accordent les rites védiques ou hébraïques.

Ni le christianisme, ni l’islam ne distinguent le sacrificateur en tant que tel, comme un individu à part, spécifiquement chargé de cette opération rituelle précise : le « sacrifice arabe », comme le nomme Chelhod, « peut être accompli par n’importe quel membre de la communauté, la religion musulmane n’ayant pas de clergé officiel » (Chelhod, 1955 : 26) ; quant au christianisme, il prohibe l’offrande sanglante et ne définit donc aucune fonction spécifique de sacrificateur ou de sacrifiant.

Notes
487.

Ce que suggère la définition déjà citée : « le sacrifice est l’un des mécanismes universels de régulation des interactions entre l’homme et le monde environnant. (…) Chez les Bulgares, de même que parmi les autres peuples slaves et balkaniques, l’offrande sanglante, ordinairement appelée kourban chez nous, est la forme la plus répandue et la plus persistante » (Bâlgarska mitologija, 1994 : 119-120).

488.

Je paraphrase l’expression de Bourdieu (1987 : 110, également reprise par Piette, 2003).

489.

Dans l’hindouisme, « le feu sacrificiel » est ainsi « le contre-feu opposé au feu crématoire : « ô Agni, écarte le feu dévoreur de chair crue, chasse au loin le feu qui mange les cadavres, fais venir ici le feu qui sacrifie pour les dieux » (Malamoud, 1989 : 59).