Le sacrifice comme opération de transformation

On appréhende généralement le sacrifice sous l’angle de sa fonction religieuse proprement dite, qui « consiste pour l’homme à céder une partie de son capital en force substantielle de vie, aux puissances supérieures qui, ainsi “rechargées”, lui renvoient une partie de cette force d’autant plus efficace qu’elle a été “régénérée” par cet échange » (Julliard, 1991 : 51). En le considérant en fonction de son effet recherché, un transfert de forces régénératrices, le sacrifice est situé dans le paradigme maussien, dans une lecture en termes de conjonction, de communication entre deux ordres par ailleurs séparés : il est un mode d’échange. Or ce n’est pas toujours nettement le cas : il n’est pas possible de résumer le procès sacrificiel au seul moment de l’échange proprement dit entre deux ordres séparés.

Les hypothèses qui, à la suite de Mauss et Hubert, voient dans le sacrifice une forme de rite de passage, culminant dans la communication entre profane et sacré par l’immolation de l’offrande, passent à côté d’un point fondamental : le caractère ambigu et contradictoire du sacrifice 490 , précisément ce qui en faisait aux yeux de Lévi-Strauss un « discours particulier, et dénué de bon sens » (1962 : 273). L’idée que le sacrifice opère des transformations au travers des prestations de don et d’échange qu’il permet, nous semble mieux traduire l’idée de processus et de production rituelle, que les thématiques de l’échange ou du don, qui donnent le sentiment d’une transaction terme à terme, sans frottement, au moment du sacrifice, entre des parties bien identifiées qui contractent ponctuellement puis se séparent.

La « qualification sacrificielle » du kourban pose question. La pratique rituelle ne se résume pas à une logique sacrificielle, et aucun modèle théorique ne semble rendre complètement compte de la labilité des cadres, des occasions, des occurrences du rituel. À moins de faire un usage pragmatique de la notion de sacrifice, c’est-à-dire l’appréhender comme un outil d’interprétation et un processus, davantage que comme un concept logique et un modèle. Nous proposons donc d’y voir une « fiction », un « faire sacrifice ».

L’expression « faire-sacrifice » désigne les processus de fabrication du kourban, tant du point de vue de la pratique que du discours. Le kourban consiste à la fois en une offrande, un ensemble de gestes, un repas, une fête, une intention votive. Il permet des prestations sociales diverses : échange et don, rencontre entre espaces public et privé, gestion individuelle et collective du religieux, articulation des rapports entre hommes et femmes, croyants et clergé, humains et animaux, humains et saints, etc. Nous avons suggéré que toutes ses étapes votives, liturgiques, festives, alimentaires, tournent autour d’une transmutation du vivant en nutritif, et du physique en spirituel.

De ce rituel spécifique, il est possible de tirer une lecture élargie du sacrifice simultanément comme discours sur l’intégrité et comme opérateur de transformation. Nous suggérons que le sacrifice constitue une certaine manière rituelle de gérer le changement, en le provoquant et le maîtrisant rituellement, autour d’une question centrale : le passage de la vie à la mort et de la mort à la vie. La confection rituelle de ces passages suppose une infinité d’actes transformationnels, plus ou moins réglés. Le sacrifice est ainsi une modalité rituelle du changement et de la transformation 491 . Nous suggérons ensuite que, parce que traitant du changement, le sacrifice constitue un discours sur l’intégrité. C’est particulièrement flagrant dans le sacrifice musulman, dans lequel le statut du sacrifiant comme de l’offrande est renvoyé à leur intégrité, sous différentes formes : maturité, probité, pureté.

La victime est le support principal de cette articulation entre intégrité et transformation : elle est mise en situation de supporter des altérations radicales en passant du vif au mort, du nutritif au votif, précisément parce qu’elle est parée de multiples attributs d’intégrité et de pureté. Une autre manière de formuler cette tension entre intégrité et transformation est de dire que le sacrifice se situe entre le même et l’autre, ce que suggère bien l’idée de substitution.

Nous nous trouvons ainsi face à une notion transformationnelle, apte à se situer entre plusieurs champs, plusieurs mécanismes : l’une des hypothèses que nous développons est cette dimension intersticielle du sacrifice, entre don et échange, entre sacré et profane, entre conjonction et disjonction. Tout comme le sacrifice hindou constitue une « cuisson du monde » (Malamoud, 1989), on peut parler à propos du kourban d’une transformation du vif en votif via le nutritif. Par ailleurs, par la qualité de l’offrande et de l’intention votive, le sacrifice construit un discours en termes d’excellence et d’intégrité. Ces deux axes, transformation et intégrité, constituent deux clés de lecture importantes du kourban comme rite sacrificiel.

Notes
490.

Caractère que Mauss et Hubert ont relevé sans pour autant le développer : « le même mécanisme sacrificiel peut satisfaire à des besoins religieux dont la différence est extrême. Il porte la même ambiguïté que les forces religieuses elles-mêmes. Il est apte au bien et au mal. La victime représente aussi bien la mort que la vie, la maladie que la santé, le péché que le mérite, la fausseté que la vérité. Elle est le moyen de concentration du religieux ; elle l’exprime, elle l’incarne, elle le porte » (Mauss, 1968 : 266).

491.

Et non l’inverse, ce qui reviendrait à imaginer une théorie sacrificielle du monde et de la société.