La « fiction » sacrificielle

L’idée de fiction sacrificielle part d’une approche globale du rituel, en tant que formulation réglée, mise en discours et concrétisation de questions aussi majeures et vagues que l’origine de la vie, la rupture de la mort, les relations entre les êtres, l’impermanence dans le temps, l’existence du monde, etc. Ainsi, le rituel fabrique du réel, en formulant ces questions de telle manière qu’elles deviennent appréhendables. La notion de fiction a l’avantage de suggérer en même temps la fabrication et la narration. Si l’idée de « genre rituel » suggère un cadre social et culturel du rituel, aux frontières plastiques, l’idée d’un « faire sacrifice » vise à cerner l’espace-temps spécifique qui se crée par le rituel, mais aussi à qualifier la dynamique du rituel.

Ainsi considéré, le kourban s’organise plutôt comme une chaîne d’actes qui alternent proximité et distance, conjonction et disjonction, communication et retrait, échange et rétention, possession et dépossession, etc. L’exemple de la circulation des kourbani publics et privés montre que l’accomplissement du rituel procède d’une dynamique qui va de l’entre-soi au cadre collectif, de la mise en commun des kourbani privés à l’appropriation du kourban collectif ramené à la maison. S’intéressant aux transformations rituelles et par le rituel, une hypothèse de travail sera développée au long de ces pages : le sacrifice ne se présente-t-il pas comme une articulation entre deux registres de la relation que sont le don et l’échange, et en un sens n’opère-t-il pas le passage de l’un à l’autre ?

Cette hypothèse nous semble à la croisée de l’anthropologie du sacrifice et d’une lecture dynamique du rituel comme espace-temps transformationnel. Don-sacrifice-échange : cette succession de modes relationnels convoque différents paradigmes de la culture et de la société, et leurs rapports. Les logiques du don et de l’échange constituent des caractérisations du social comme relation. Par contre, elles n’interrogent pas tous les à-côté, tous les frottements, les conflits, les chocs, les malentendus qui sont le mouvement du social.

La notion de sacrifice ne permet pas davantage de répondre à ces questions, mais sous la forme transformationnelle du faire-sacrifice, elle porte des éléments de réflexion en termes de processus, de négociation, de production, de pratique. Le problème est moins de déterminer quel champ théorique on choisit d’appliquer, que de confronter la théorie comme modèle qui cherche à convertir l’objet en logique, à la pratique, qui relève d’une construction et d’une reconstruction sociale et culturelle permanentes, interactionnelles, situationnelles, contextuelles.

Etudier un rite sacrificiel dans une société contemporaine est une façon d’aborder le problème, dans la mesure où l’on y est directement confronté à la question de la production du culturel dans un contexte social par rapport auquel il s’inscrit en contraste (voir par exemple Brisebarre, 1998). Tel que nous l’abordons au travers du kourban, le sacrifice est une sorte d’objet liminal : il met en œuvre des formes de relation contrastant avec les cadres sociaux des sociétés contemporaines dans lesquelles il se déroule (Brisebarre, 1998). Plus exactement, il constitue un catalyseur de tensions entre différentes manières de se concevoir et de concevoir le monde, qui évoque ce que Clifford Geertz a appelé le « combat pour le réel » entre un mode religieux et un mode séculier (Geertz, 1992).

À ce point il est important de préciser l’usage en tension que nous faisons du « culturel » et du « social » : le culturel relève d’un codage et d’un système de communication, généralement compris comme fonction symbolique (Laburthe-Tolra, Warnier : 159-160), qui permet de donner sens au monde social. Les deux termes de « culturel » et « social » ne s’opposent pas : on peut considérer le culturel comme l’ensemble des cadres au moyen desquels on acquiert des capacités à s’orienter dans ce que l’on désigne comme le social ou la société, flux mouvant, dynamique et contradictoire, si l’on retient ici l’idée que les sociétés sont des « agencements mouvants de rapports entre les personnes, les choses, les signes et symboles » (Balandier, 1971 : 284).

Ni le culturel, ni le social ne sont des états stables et massifs, des touts constitués, mais le premier constitue une sorte d’interprétation du second, interprétation au sens de Geertz. Cette manière d’aborder le culturel dans le social permet de penser les pratiques sacrificielles dans des sociétés qui ne sont ni à, ni sans sacrifice, mais des sociétés contemporaines complexes (Brisebarre, 1998). Il s’agit d’éviter tout réductionnisme quant à la question de la signification sociale du sacrifice, que l’on ne peut résoudre à l’alternative entre « sociétés sacrificielles » ou « sociétés non-sacrificielles », présence ou absence, légitimité ou marginalité, caractère structurant ou « dénué de bon sens » (pour reprendre le mot de Lévi-Strauss, 1962 : 273).