III Entre don et échange ? Une lecture du sacrifice

1) Du don à l’échange : avatars du symbolique

Le symbolique : comment le fait social est devenu total

La notion de sacrifice semble simultanément opératoire et suspecte ; on ne cesse de l’utiliser tout en dénonçant son déterminisme moral et religieux (notamment « christocentriste », Benkheira, 1999 : 88). Nombre d’approches critiques se proposent de l’extraire de ce déterminisme tout en conservant le potentiel descriptif d’une pratique que l’on considère volontiers comme universellement répandue : on veut garder le sacrifice tout en le mettant à distance. L’une de ces opérations prend la forme d’une opposition entre conjonction et disjonction, entre le modèle maussien du sacrifice comme mode de communication entre sacrifiant et destinataire par l’intermédiaire d’une victime, et les relectures structurales qui voient dans le sacrifice un mode de partition et de séparation entre des ordres du monde incompatibles (hommes et dieux). Si la notion de sacrifice s’avère multiple, floue, voire contradictoire, ce sont ces mêmes failles logiques qui permettent en revanche de repenser l’agir sacrificiel, le processus rituel. La substitution, la position médiane entre don et échange, l’articulation de la proximité et de la distance, de la conjonction et de la disjonction sont autant de caractéristiques transformationnelles du sacrifice.

En appréhendant le sacrifice comme opération de transformation, il ne s’agit pas seulement de décrire ce que fait le sacrifice, mais ce qu’on lui fait faire (y compris les anthropologues). On a vu que la notion de sacrifice imprègne très fortement des œuvres telles que celles de Frazer ou de Freud, et que « la théorie de Mauss n’est elle-même qu’un épisode de la grande entreprise qui, de Robertson Smith à Ernst Cassirer, produit la figure unitaire du sacrifice et l’installe au centre de ce qu’il est alors convenu d’appeler la Religion » (Détienne, 1979 : 25). Concevant le sacrifice comme « communication », Mauss ne fait pas que décrire un mécanisme ou une fonction ; il l’insère dans un édifice anthropologique plus vaste qui lui semble le vrai programme des sciences de l’homme : révéler la nature symbolique du social.

Cette primauté du symbolique, Mauss l’affirme avec le plus de force dans la « conférence sur les rapports de la psychologie et de la sociologie » : « voilà longtemps que Durkheim et nous, enseignons qu’on ne peut communier et communiquer entre hommes que par symboles, par signes communs, permanents, extérieurs aux états mentaux individuels qui sont tout simplement successifs, par signes de groupes d’états pris ensuite pour des réalités. (...) l’un des caractères du fait social c’est précisément son aspect symbolique » (Mauss, 1924 : 294). Ainsi parle-t-il de « ce foisonnement gigantesque de la vie sociale elle-même, de ce monde de rapports symboliques » (p.300).

La lecture maussienne du fait sacrificiel s’appuie donc sur une conception holistique de la société dans laquelle la notion de communication est au premier plan. Si l’on tient compte du cheminement théorique de Mauss, ce qui s’amorce à partir de l’anthropologie (notamment religieuse) élaborée dès le XIXème siècle dans les œuvres de Tylor ou Robertson Smith, radicalement rénovée par l’Ecole française, c’est le passage au symbolique comme fondement d’une approche rationnelle et holistique des faits sociaux. Dans la même conférence de 1924, perce le mieux l’aspiration de Mauss à saisir « des phénomènes de totalité où prend part non seulement le groupe, mais encore, par lui, toutes les personnalités, tous les individus dans leur intégrité morale, sociale, mentale, et, surtout, corporelle ou matérielle » (p.303) : ce qu’il appelle « l’homme complet » ou « l’homme total ». Cette ambition totalisante, fondatrice selon Lévi-Strauss de l’anthropologie française moderne, vise à rendre compte des structures du social dans leur essence symbolique.

Revendiquant l’héritage d’une pensée de la totalité articulée autour d’une « symbolisation première » (Caillé, 1998 : 133), Alain Caillé montre clairement la construction d’une pensée holistique chez Mauss, dans laquelle le « fait social » durkheimien devient « fait social total » par le recours au symbolisme : « seul le symbolisme rend le fait social “total” » (p.130). D’où la dimension communielle du symbolisme selon Mauss : « il n’y a symbole que parce qu’il y a communion, et (...) le fait de communion crée un lien qui peut donner l’illusion du réel, mais qui est déjà du réel » (Mauss, 1969 : 151).

L’équation maussienne passe « du don au fait social total, du fait social total au symbolique » (Tarot, 1999 : 58). Le sacrifice participe de cet édifice : Mauss et Hubert font à son propos une première lecture « désenclavée » de faits sociaux plus généraux – ils deviendront totaux – donnant naissance à ce que Caillé appelle « le paradigme du don », parlant même de « paradigme du don, du symbolisme et du politique » (Caillé, 1998 : 122), et faisant du don une « réalité sui generis » universelle (p.126). Parce que le sacrifice « fait du sacré », et sert de passerelle entre le profane et le sacré, il est un « fait social total », et de la plus pure espèce.