L’échange, symbole et logique du social ?

Le symbolique tire aussi sa force heuristique et paradigmatique de ce qu’il est d’emblée situé au cœur des sciences sociales, comme l’un des « rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », entre l’appréhension psychologique et sociologique ou anthropologique du fait humain. Impliquant la notion d’échange, puisqu’on relève la « propriété relationnelle du symbolique qui forme le tissu conjonctif des sociétés » (Fabre, 1996 : 230), il renvoie également à l’inconscient, dont Lévi-Strauss a fait un usage constant, comme ce qui se tiendrait derrière l’ordre des représentations et les structures logiques de l’entendement. Autant qu’un langage, ou parce qu’il est un langage, le symbolique semble donc un objet charnière entre individu et société, porteur d’un véritable projet heuristique pour les sciences sociales et humaines.

Mais en même temps qu’il s’en revendique, Lévi-Strauss met en garde contre la conception maussienne du symbolique : s’il est, un peu à l’instar du mana, un « signifiant flottant »(1950 : XLIX) doté d’une sorte d’existence per se, « fondement de certains jugements synthétiques a priori » (p.XLV), on doit s’interdire d’en faire un ordre transcendant. Le soupçon d’essentialisme voire d’une sorte de personnalisme est clair : « nous nous refusons à le rejoindre [Mauss], quand il va chercher l’origine de la notion de mana dans un autre ordre de réalités que les relations qu’elle aide à construire » (p.XLV).

Radicalisant l’ambition d’une « anthropo-logique », Lévi-Strauss entend franchir un pas vers l’autonomisation du symbolique lorsqu’il relève que « Mauss croit encore possible d’élaborer une théorie sociologique du symbolisme, alors qu’il faut évidemment chercher une origine symbolique de la société » (1950 : XXII). Le symbole devient un opérateur logique, abstrait, et le symbolique une algèbre du social 492 . Chez Mauss perce une représentation morale quelque peu nostalgique du don, en regard des formes que prend l’échange dans les sociétés complexes, surtout le marché qui ne serait que la conséquence d’un « impérialisme foncier » naturel des hommes (Mauss, 1950 : 259) 493 . Sur le large spectre de l’échange, l’argent lui semble opposé au don, dont il convient de retrouver le sens originel sous le vernis mercantile : ainsi espère-t-il avec des accents rousseauistes que « les choses vendues ont encore une âme » (ibid.). Comme si tout était sujet dans les sociétés « simples », et tendait à devenir objet dans les sociétés « complexes ».

La critique formulée par Lévi-Strauss à Mauss peut alors être envisagée comme un hiatus entre le don et l’échange, qui fait aussi le départ entre eux : le don personnalise et psychologise encore les rapports sociaux, là où l’échange s’inscrit dans des structures communes à l’ensemble de l’humanité, des structures d’essence logique 494 . L’échange selon Lévi-Strauss constitue le moteur et la logique du social. En ce sens, l’échange serait « social » et le don « culturel ». Le don est d’un côté un opérateur de conjonction qui unit ses prestataires au sein du système culturel qu’il dessine, de l’autre un marqueur culturel, frontalier : il instaure des séparations, des ordres entre sphères dans lesquelles le don fonctionne, l’échange étant le système plus général des interactions symboliques.

Le don serait ainsi un moment de l’échange, mais pas assez abstrait ou général : fusionnel et coalescent, il ne résout pas encore toute la société au symbolique 495 . Lévi-Strauss entend ainsi accomplir un geste scientifique inaugural en faisant passer le symbolique de la « communion » (pour lui entachée d’essentialisme) à la « structure » (ouvrant le champ d’une analyse logique du social). Sous l’influence de la linguistique structurale, le symbolique devient un outil de distinction par la relation. Ce faisant, le sens du symbole est en quelque sorte secondaire par rapport à la logique du symbolique. Le symbolique semble s’édifier contre l’imaginaire, ou comme sa logique 496 .

Depuis Mauss, le symbolique apparaît comme une « propriété intrinsèque du social. Toute culture se présente comme un certain ordre symbolique » (Lenclud, in Bonte et Izard, 1991 : 689), de même que Lévi-Strauss affirmait que « toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques » (Lévi-Strauss, 1950 : XIX). La clé de voûte de cette conception symbolique du social est la notion de communication : « le problème ethnologique est donc, en dernière analyse, un problème de communication » (Lévi-Strauss, 1950 : XXXII). Plus précisément, « [Mauss] rapproche le mythe du langage pour en faire un système symbolique permettant la communication à l’intérieur d’une collectivité » (Vernant, 1979 : 233).

Indice révélateur de cette conception de la société comme relation et communication, l’activité symbolique, c’est d’abord le langage : que l’on parle d’effet symbolique, d’efficacité symbolique, d’ordre symbolique et même de violence symbolique, il s’agit de l’attribution de la signification, des bases du partage d’un même univers langagier qui fait que les objets, les pratiques, les comportements, les gestes, les mots acquièrent des significations qui « font société » 497 . Le symbolique est conçu comme fondamentalement ancré dans le corps et le langage, comme ce qui s’énonce et la manière de l’énoncer 498 .

Notes
492.

Que devient le symbole une fois rendu abstrait et en quelque sorte autonome, en contradiction presque avec les présupposés structuraux ? N’instaure-t-on pas une sorte de sacre du symbole par cette mise en ordre structurale, avant tout mentaliste ? Le structuralisme ne rend pas compte de la polysémie du symbole remarquée par Vernant (1979 : 229).

493.

De même lorsqu’il parle du « droit des industriels et des commerçants », « en conflit avec la morale », ou semble se féliciter que, « de nos jours, les vieux principes réagissent contre les rigueurs, les abstractions et les inhumanités de nos codes » (p.260).

494.

Lévi-Strauss place ainsi l’échange au centre de son premier édifice structural, et en énonce trois principes : « l’exigence de la Règle comme Règle ; la notion de réciprocité considérée comme la forme la plus immédiate sous laquelle puisse être intégrée l’opposition de moi et d’autrui ; enfin, le caractère synthétique du don, c’est-à-dire le fait que le transfert consenti d’une valeur d’un individu à un autre change ceux-ci en partenaires, et ajoute une qualité nouvelle à la valeur transférée » (1967 : 98).

495.

Comme il l’explique lui-même, c’est en passant du mana au hau, de l’essence à la relation que Lévi-Strauss transforme l’héritage maussien en acquis de la pensée structurale : « si le mana est au bout de l’Esquisse, le hau n’apparaît heureusement qu’au début du Don » (1950 : XLVI).

496.

En disant cela, nous ne postulons pas une césure nette entre symbolique et imaginaire, entre langage et langue ; à la question : qui parle, un locuteur ou un narrateur ? on ne peut apporter de réponse tranchée. On pourrait formuler l’idée que le symbolique, c’est le langage comme logique des signes et des significations, tandis que l’imaginaire, c’est la langue comme pratique des signes et des significations. La préférence accordée au symbolique comme forme logique pose un problème de fond : que faire de l’expérience vécue et de la manière dont cette expérience est pratiquée, formulée, créée, inventée ?

497.

En même temps, le symbole s’avère éminemment plastique et dynamique : « à l’idéal d’univocité du signe, il oppose sa polysémie, son aptitude inépuisable à se charger de nouvelles valeurs expressives. A la délimitation précise des signes et des classes de signes, à leur fonction distinctive, à la régularité de leurs combinaisons, s’opposent la souplesse et la liberté des symboles qui peuvent glisser d’une forme à une autre, qui font confluer en une même structure dynamique les domaines les plus divers, effaçant les frontières entre les secteurs différents du réel, traduisant dans un jeu en miroir de multi-correspondances l’interpénétration des faits humains, des réalités sociales, des forces naturelles, des Puissances de la surnature, leurs consonances réciproques, alors que les concepts les isolent et les déterminent précisément pour les ranger dans des classes séparées » (Vernant, 1979 : 229).

498.

Cette approche fondée dans le langage exerce une influence sur nombre de courants théoriques, qu’il s’agisse de percevoir dans la culture une structure signifiante comme dans le structuralisme, un dispositif textuel et narratif dans les théories interprétatives, ou encore un discours dans la fabrication duquel l’anthropologie est impliquée, et à ce titre susceptible d’une approche critique perpétuelle (théories post-modernes, linguistic turn) : de nombreuses questions épistémologiques tournent autour du problème du langage et de la qualification symbolique du social.