Le sacrifice, entre le don et l’échange

Du sacrifice au don (Mauss), du don à l’échange (Lévi-Strauss), on a le sentiment d’un déplacement des interrogations, entre le don de soi entre soi et l’échange dans la distance, et d’une certaine manière entre le « sacré » de la culture et la logique de la société. Comme si le don impliquait le partage d’une intimité, une relation subjectivée, tandis que l’échange supposerait la distance, l’objectivité de prestations engagées sur un marché (Godelier, 1996 : 199).

Il est difficile de se déprendre d’une opposition entre don subjectif et échange objectif : « Mauss a écrit sur le hau comme si l’échange de choses était, dans les conceptions maori, un échange de personnes, tout comme Marx a fait observer le contraire en ce qui concerne notre propre pensée : le lien entre personnes est une relation entre choses » (Sahlins, 1980 : 268). Il est frappant que le sacrifice est toujours comme situé à cheval entre ces différents concepts, et comme à leur articulation : cela n’en rend pas l’examen plus aisé, à moins de le concevoir pleinement comme un opérateur plus qu’un objet, et notamment un opérateur de transformations.

Comme « passage au sacré », le sacrifice opère une personnification qui est simultanément une distanciation, l’esprit du sacrifice acquérant une existence autonome, distincte de l’objet qui la représente : « pour que sa personnalité s’accentue, il faut que les liens qui l’unissent aux champs [exemple d’un sacrifice agraire] se relâchent ; et pour cela, il est nécessaire que la victime elle-même tienne de moins près aux choses qu’elle représente » (Mauss, 1968 : 285). La personnification est continue, réitération des sacrifices précédents : « dans une religion aussi abstraite que le christianisme, la figure de l’agneau pascal, victime habituelle d’un sacrifice agraire ou pastoral, a persisté et sert encore aujourd’hui à désigner le Christ, c’est-à-dire le Dieu. Le sacrifice a fourni les éléments de la symbolisation divine » (p.288).

Dans cette optique, le sacrifice comme passage au symbolique (idée que l’on retrouve dans les approches psychanalytiques postulant une constitution sacrificielle du sujet) est simultanément opérateur de relation et de séparation, de conjonction et de disjonction, d’identification et de distanciation. La notion de substitution (preuve du défaut de logique du sacrifice aux yeux de Lévi-Strauss) suggère ce relâchement des liens de l’objet du sacrifice aux choses qu’il représente : une sorte d’indistinction relative, où s’opère une conversion des objets et des valeurs. Dans le sacrifice, l’objet offert acquiert une valeur propre. Parallèlement, se déroule une dissociation du sujet et de l’objet : dans le don, l’esprit du don est celui du donateur ; dans le sacrifice, l’esprit s’autonomise ; dans l’échange, l’objet est distinct du sujet.

Si la notion d’échange tend à se présenter sous la forme d’un métarécitanthropologique propre à fonder une appréhension moderne et rationnelle de l’homme comme être social, le don se trouve quant à lui volontiers paré d’une sorte de légitimité philosophique, éthique, voire morale, qui en fait un « impératif catégorique » anthropologique (par exemple en opposant don et utilité 499 ). Pour Alain Caillé, le « paradigme du don » (Caillé, 1998) se veut une réponse critique au paradigme de l’échange lévi-straussien, en le refondant dans une perspective anti-utilitariste. Or, le sacrifice semble relever à la fois du don rituel et de la sphère de l’échange : il resterait de la transcendance dans le sacrifice, un peu de « l’esprit du don ».

Assimilé à des sociétés dans lesquelles tout n’est pas mis sur un marché au sens économique, il relèverait d’un état intermédiaire entre le don et l’échange : à la fois don « post-traditionnel » et échange « prémoderne ». Le sacrifice serait-il en fait un des moyens de passer du don à l’échange, du sujet à l’objet, d’accomplir ce désenchantement qui est en fait la désubjectivation du monde, son objectivation et la fondation d’un rapport d’appartenance, de possession, d’usage ? Une sorte d’architecture anthropologique semble se mettre en place, du don « primitif » (un rapport d’offrande personnalisé) à l’échange « complexe » (l’équilibrage et la rationalisation des relations) en passant par le sacrifice « contractuel » (l’abandon d’une partie de soi pour un bien supérieur).

Notes
499.

Les travaux du groupe MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales) sont à cet égard typiques d’une conception politique du don et de l’échange, conçus comme pendant théorique de l’utilitarisme et du néolibéralisme (voir par exemple Nicolas, 1996). Pour une approche critique des présupposés de l’anti-utilitarisme, Lordon (2005).