Le sacrifice est-il un don ou un échange ? Cette question peut servir de point de départ à l’interprétation du « faire-sacrifice » comme opération transformationnelle. Les notions de don et d’échange ne sont pas seulement des constructions logiques et théoriques que l’on peut reprendre et augmenter ou infirmer, mais des discours et des modèles qui impliquent une lecture de la société. On oppose fréquemment le don « personnaliste » et l’échange marchand : « si l’on peut dire que l’échange marchand établit un rapport quantitatif entre des objets aliénables circulant entre des partenaires indépendants l’un de l’autre, l’échange de dons se caractérise alors par le fait qu’il établit un rapport qualitatif entre des partenaires qui dépendent l’un de l’autre et entre lesquels circulent des objets inaliénables » (Gregory, cité par Racine, 1991 : 212).
Par ailleurs « l’objet privilégié du don n’est pas constitué par des choses mais par des personnes » (Godbout, 1992 : 195) : une distinction s’établit entre échange d’objets et don entre personnes. Il y aurait eu passage d’un mode de société basé sur la personnalisation à un mode de société où les relations sont rendues abstraites par la complexification des institutions : « la grande césure historique est celle qui oppose les sociétés claniques, qui fonctionnent sur la base du don et de la parenté, aux sociétés de classe, organisées à des degrés divers à partir du marché » (Godbout, 1992 : 195) 500 .
Or, à moins de décréter qu’il puisse exister des sociétés purement « gratuites » et des sociétés purement marchandes, dans de nombreux cas ces deux ordres coexistent et s’informent l’un l’autre davantage qu’ils ne s’opposent. Don et échange ne relèvent pas de modes sociaux opposés par nature, mais en « imbrication » (Lojkine, 1999 : 38). On peut ainsi postuler, dans la vision de la société comme lien, un système de relation dans lequel don et échange représentent des articulations différentes entre proximité et distance (sur le lien entre don et proximité, Sahlins, 1976). En abordant le sacrifice comme un opérateur de passage entre don et échange, il s’agit de désigner des dynamiques davantage que des schémas d’opposition entre ces différents ordres.
Comme forme rituelle de relation sociale, nous formulerons ainsi l’hypothèse que la notion de sacrifice peut être saisie à la lumière de ces paradigmes de la relation que sont le don et l’échange, et notamment comme conversion de l’un en l’autre. Sous cet angle, le sacrifice ne relève plus strictement, soit de la « conjonction », soit de la « disjonction », mais varie généralement entre ces deux pôles, signifiant avant tout des degrés différents de personnalisation, d’implication de l’individu ou du groupe comme « sujets » dans le rituel, de socialisation, de mise en commun des produits du rituel, partage qui est aussi distanciation. Il en découle une approche de la ritualité, non plus comme fonction ou structure 501 : le rituel comporte une « épaisseur biographique » (qu’il s’agisse du groupe ou de l’individu), il traduit des relations, des intentions, des attentes, des contraintes.
Conception qui se redouble d’une forme de partage disciplinaire : les anthropologues « étudient des sociétés où domine non pas la production mais la consommation, et où celle-ci s’effectue selon la logique du don » (Godbout, 1992 : 194).
Ou toute autre forme théorique postulant que l’objet en question serait doté d’un sens et d’une existence autonomes.