Le kourban se présente comme une prestation rituelle et sociale que l’on pourrait dire engagée sur un « marché » : bien que restrictive, la métaphore économique a le mérite de donner l’idée d’une circulation, de flux, de transactions. Le rituel est un espace-temps de circulation d’une multitude de choses, de paroles, d’actes et d’argent, les objets, gestes et rites religieux étant entre autres monétarisés, trans-agis par l’argent. Il y a une économie du rituel, dans laquelle chaque composante est à la fois témoin et objet de manipulations qui en déterminent la valeur, les modes de cession et d’appropriation.
Il existe différents modes d’imputation de la valeur du religieux et différentes conversions d’un système de valeur à un autre : conversion d’une pratique magique en prestation marchande, paiement d’une action liturgique, détermination du prix d’une portion de kourban, etc., jusqu’à l’offrande elle-même comme passage de la possession au don, qui suppose que l’animal passe par des statuts différenciés, d’objet marchand à offrande incessible. De multiples autres procédures d’échange sont mises en œuvre lors d’un kourban, telles que l’achat-vente des peaux, le paiement des parts de kourban, etc. Le distingo entre plusieurs modes de mise en circulation du produit du sacrifice suggère différents registres d’échange, différents cercles de l’échange, différents statuts des protagonistes de chaque forme d’échange.
Dans le don et l’échange, on a recours à des objets identifiés, manipulables et neutralisables, « bons à échanger » : œufs peints, viande crue, et autres modalités en quelque sorte minimales, formelles ou explicites de l’échange. Par le truchement de ces objets, la « logique de la circulation » laisse deviner dans son ombre une « logique de la distanciation », de la régulation des échanges, loin de la « dépense » chère à Georges Bataille.
La généralisation par Mauss et Lévi-Strauss du don et de l’échange comme règle de la vie sociale, valeur positive, a éclipsé le problème de la rétention : « en laissant hors de son champ d’analyse les objets sacrés, Mauss a pu créer, sans le vouloir, l’illusion que l’échange était le tout de la vie sociale. Il ouvrait la voie à Lévi-Strauss qui, lui, a encore simplifié les choses dans la formule célèbre où il réduisait la société à un triple échange, des femmes, des biens et des mots » (Godelier, 1996 : 96). Or, entre la dépense, l’accumulation, la circulation, le transfert des objets et leur transformation (sacralisation ou désacralisation, conservation ou utilisation, préservation ou destruction, etc.) il s’agit non seulement du statut des choses selon qu’elles s’échangent ou pas (Godelier, 1996), mais des buts du don lui-même, qui n’est pas, loin s’en faut, uniquement aux fins d’échanger.
Le don sert aussi à marquer les limites de l’échange et de la relation d’échange : ce qui est hors de l’échange, ce à quoi le don met un terme, ce qui dans l’échange sert à qualifier, voire instaurer la distance. Les prestations rituelles impliquent différents niveaux de relations selon différents critères d’appartenance ou d’interconnaissance : entre coreligionnaires, entre communautés ou entre habitants d’un même quartier, entre parents, entre amis, etc. Autant d’économies rituelles imbriquées, entre ce qui circule parmi les « organisateurs » du kourban (les abats grillés, le chaudron réservé, l’alcool, etc.), ce que l’on échange au sein de la communauté (certains donnent des animaux, des ingrédients ou de l’argent pour le kourban, d’autres viennent payer directement leur portion, il y a en général un représentant de chaque famille qui vient prélever des portions qui seront ensuite consommées à la maison, on invite des amis, parents, voisins, à manger), et « en dehors » de la communauté, conçue ici comme communauté confessionnelle : les prestations rituelles peuvent servir à l’entretien de relations entre groupes confessionnels, par des dons en nature, des formules rituelles, des systèmes de visites mutuelles...
La multiplicité des usages, dans le temps et l’espace, des « objets sacrés », dont le kourban fait partie, et leur économie à proprement parler, c’est-à-dire leur insertion dans un réseau de relations qui implique autant des acteurs physiques que spirituels (les saints), des critères sociaux que religieux, la maisonnée que le territoire élargi de la communauté, voire de la société, mène à réfléchir sur l’ensemble des modes de diffusion, de rétention, ou encore de régulation du sacré.
L’échange se produit dans des sphères variées, et ses modalités varient selon ces sphères, notamment en fonction de ce que l’on pourrait appeler le degré de familiarité, d’intimité ou au contraire d’éloignement entre les parties contractantes, ou encore selon la proximité ou la distance créées et signifiées par le sacrifice. Les notions de proximité et de distance sont présentes dans beaucoup de descriptions de rituels sacrificiels, sous forme d’allusions : « les viscères sont rôtis à la broche (...) et mangés sur place par le cercle étroit de ceux qui participent pleinement au sacrifice, tandis que les quartiers de viande, mis à bouillir dans le chaudron, sont destinés soit à un banquet plus large, soit à des distributions parfois lointaines » (Détienne, 1979 : 20, je souligne) ; « dans la pratique grecque, les deux modes de cuisine introduisent un clivage entre les participants proches et lointains du sacrifice ; dans la pratique mofu ils opposent les hommes et les femmes, en soulignant leurs rôles complémentaires » (De Heusch, 1986 : 44) 502 .
Un même rituel peut articuler à la fois proximité et distance, conjonction et disjonction, don et échange, sur une échelle qui va de la démonstration de l’intimité au marquage de la distance. Il faut donc se poser plusieurs questions : qu’est-ce qu’on donne et qu’est-ce qu’on garde ? A qui donne-t-on et qui invite-t-on ? Autrement dit : qui inclue-t-on dans le don ou qui exclue-t-on par le don, et comment ? La construction de la valeur, le travail de valuation qui est à l’œuvre autour de l’offrande sacrificielle est intrinsèquement lié aux prestations, qui désignent des statuts, des rôles, des positions et leurs rapports.
Dans le cas du kourban, le contexte, le jeu autour des prescriptions et des interdits, l’inscription plus ou moins marquée dans une trame liturgique indiquent différents niveaux d’intensité rituelle, du simple abattage au sacrifice. La légitimité religieuse du rituel est l’un des critères qui permettent de juger du caractère plus ou moins sacrificiel de la mise à mort : le fait qu’en islam on établit une distinction entre abattage rituel et sacrifice, ou que le christianisme affirme théoriquement la primauté du sacrifice symbolique sur le sacrifice sanglant, reléguant ce dernier au rang des pratiques païennes.
On peut donc se demander ce qui « fait » sacrifice, voire ce qui « fait » plus ou moins sacrifice, plutôt que de prendre pour acquis le concept générique de sacrifice, ce qui a pour effet de conférer à toute pratique d’abattage un caractère sacrificiel par définition. Il est permis de douter que la mise à mort du cochon, la corrida ou la chasse, voire des pratiques qui impliquent la mise à mort ritualisée d’un animal à des fins magiques (guerman 503 ), constituent des sacrifices. En insistant sur ce qui fait sacrifice, avant d’être sacrifice, on vise la relation de l’homme à ce qu’il sacrifie et aux motifs de cet acte.
Le « processus d’identification entre l’animal et le sacrifiant » (Julliard, 1991 : 52) a pour corrolaire la distanciation, l’abstraction (au sens propre : abstraire, extraire). Les opérations d’acquisition de l’animal, de consécration, de sacrifice, de préparation, de cuisine, de distribution, de partage, de commensalité, d’ingestion, etc. sont autant de modalités de ce procès d’identification/distanciation qui prend des tours, des formes et des significations divers au fur et à mesure que l’animal devient nourriture matérielle autant que spirituelle, incorporation (assimilation) en même temps qu’idéalisation (abstraction).
Le sacrifice procède de ces deux transformations : de même que l’animal devient objet sacral (manipulable, découpable, mangeable), il devient sujet sacral (prière, offrande, symbole). Le sacrifice agit dans les deux sens, spiritualisant un corps et incarnant une prière. Ce qui est en jeu, c’est un double processus d’intimisation, d’identification, et d’altération, d’altérisation. La substitution de l’objet à la personne ou au groupe comme personne collective au moment du rite illustre une dialectique entre le même et l’autre : dans le sacrifice, il est possible que le même soit un autre, et l’autre un même 504 .
Les procédures d’obtention de l’assentiment de la victime et d’attribution d’un statut proprement sacrificiel à celle-ci, jouent un rôle clé dans le sacrifice : c’est ce qui permet de qualifier différents registres de la mise à mort qui s’entrecroisent en permanence et contribuent à situer chaque procédure rituelle particulière sur une sorte d’échelle d’intensité sacrificielle. Les procédures d’intimisation, d’incorporation, d’identification, et leurs corollaires : altérisation, décorporation, désaffection, détachement, constituent les deux pôles entre lesquels oscille le sacrifice.
Dans le sacrifice, il faut semble-t-il que s’établisse un équilibre, un rapport maîtrisé entre l’objet, la personne, le destinataire et les protagonistes du rituel, cadre négocié et aménagé en vue des multiples transactions qui s’y déroulent 505 . Bien plus que par le don ou l’abnégation, catégories selon lesquelles on est souvent tenté de l’appréhender, le sacrifice se signale par ses limites, les limites qu’il met à l’échange, dans lequel il se circonscrit lui-même.
Le sacrifice serait recherche d’équilibre plus que dépense, ou dans la dépense. Le rituel circonscrit l’échange et constitue donc une négociation de ce qui est échangé d’un côté et gardé de l’autre. Par la négociation rituelle de ce sur quoi doit porter l’échange, de nombreux autres objets ou valeurs, notamment les plus personnels, sont soustraits à l’échange, maintenus dans un état de « valeur absolue » non négociable. L’échange ne produit rien en lui-même, il est un mode relationnel au cours duquel on convertit des choses en d’autres choses, modifiant ainsi le statut des choses échangées mais aussi de la relation établie à l’occasion de l’échange. L’échange est une catégorie normative qui focalise l’attention sur un objet et un acte, mais n’épuise pas le sens de la transaction, de la conversion, et qui ne dit rien des situations de rétention, des objets inaliénables et de leur caractère souvent sacré (voir Godelier, 1996, sur le statut de ce qui ne s’échange pas).
Pourtant, il relève quelques lignes plus haut que le clivage qui sépare, chez les Mofu du Cameroun, les « ancêtres » et les « génies de la possession », se formule en termes de proximité et de distance : « les Mofu sacrifient, non pas à des dieux lointains, mais à leurs propres ancêtres et aux génies de la possession. (...) [Ils] invitent expressément leurs ancêtres à venir manger la part déposée sur l’autel, cuite de la même façon que celle des vivants. (...) [mais] seuls les ancêtres bénéficient de cette commensalité à part entière ; aux génies de la terre, on se contente d’offrir de la viande, on ne les invite pas à partager un repas complet » (De Heusch, 1986 : 42-44).
J’ai déjà parlé de ce rituel, spécialement produit à l’intention du groupe d’ethnologues que nous formions, dans le village de Razgrad en août 1998. En l’absence d’intention proprement sacrificielle (l’intention relevant ici de la production d’une image traditionnelle vis-à-vis d’observateurs extérieurs), s’agit-il effectivement d’un sacrifice ? On a déjà vu que le rituel guerman n’est pas tout-à-fait un kourban parce qu’il ne postule pas l’identification de l’offrande au sacrifiant, parce qu’il n’a pas de destinataire précis, lui-même identifié, et que la mise à mort y sert avant tout à accomplir un rite funéraire. Ainsi, tous les éléments qui composeraient, en théorie, un fait sacrificiel parfait ou total, se retrouvent toujours dans chaque fait rituel particulier, non pas à l’état latent ou refoulé (des distinctions qui renvoient à un inconscient supposé), mais sous forme de niveaux d’explicitation, de formulation, de symbolisation différents. Du coup, il n’y a jamais de fait « pur », donnant entièrement raison à un modèle à l’exclusion d’un autre. On pourrait tout aussi bien dire qu’il n’y a jamais, dans la réalité, de fait sacrificiel total, ni de fait social total, à moins d’admettre que ce caractère de totalité réside dans la capacité du rituel à intégrer et faire fonctionner de concert, dans un espace-temps donné, des attentes individuelles et collectives variées et contradictoires. Il y a seulement une tendance vers le total, ou le consensus, qui confère au rituel son efficace.
Processus fondamental, que le sacré vient signifier, ordonner, désigner, et qui recourt pour cela à des objets privilégiés : car pour autant que le cochon appartient effectivement à son propriétaire, celui-ci ne s’identifie pas à celui-là dans le moment de sa mise à mort. C’est même le contraire : il doit être retranché de toute humanité pour être exécuté, en quoi la mise à mort du cochon ne semble pas relever du sacrifice. L’absence d’intention sacrificielle est peut-être la pierre de touche qui peut nous permettre de mieux saisir les limites, souvent mouvantes, entre meurtre et sacrifice. Cela ne signifie pas qu’en aucun cas la mise à mort du cochon ne peut relever du sacrifice, mais que parmi les occurrences que l’on en connaît dans l’aire européenne, il est plutôt l’envers d’un sacrifice.
L’exemple d’Abraham illustre cette recherche d’équilibre par l’alliance : acceptant le sacrifice ultime, il se voit adresser un signe d’alliance lorsque Yahvé lui envoie une victime de substitution, offrande négociée, équilibrée, qui ne lèse aucune des parties.