Dans les logiques sacrificielles telles que décrites dans le cadre de théories du don et de l’échange, un clivage s’opère entre d’une part le gratuit et le sacré, d’autre part l’utile et le profane : la notion de sacrifice semble osciller entre ces deux ordres. Dans la pratique, il ne semble pas possible d’opposer purement et simplement 506 le « gratuit » et le « payant », en créditant le premier d’une supériorité morale, et en tirant des conclusions générales sur les rapports entre sociétés de don et sociétés marchandes. « La marchandisation du religieux n’a pas attendu la mondialisation », et « toutes les formes institutionnalisées de religion [sont pénétrées par] la logique marchande » (Motta, 2001 : 62) : ainsi, des échanges monétaires sont réalisés à l’occasion du rituel, le paiement du repas sacrificiel est la règle, ce qui implique des opérations de comptage, de budgétisation, de rééquilibrage, d’encaissement et enfin d’affectation du bénéfice éventuel. Plus généralement, offrandes et ingrédients s’achètent, soit collectivement, soit individuellement : le sacrifice est aussi un marché, une opération économique 507 .
Là encore, le sacrifice n’est pas un simple objet, réceptacle de logiques idéales et abstraites, mais simultanément un discours et un faire, un processus dynamique qui fait travailler des modes de relation, les formule et les articule. Ainsi, toutes notions de gain, de profit, d’utilité, de possession se trouvent comme purifiées, épurées, par la procédure sacrificielle qui consiste à consacrer l’offrande. Inversement, le don sacrificiel, l’offrande, devient le support de pratiques d’échange, y compris monétaires, lorsque par exemple les gens se cotisent pour l’organisation d’un kourban collectif ou payent leur portion.
Le sacrifice permet de la sorte de convertir le don en échange et l’échange en don. Il faudrait donc introduire une conception élargie de la conversion et de la transformation, en montrant que, par le passage du vif au votif ou du matériel au spirituel, le sacrifice s’apparente simultanément à une opération de sacralisation des relations de propriété et de socialisation des objets du don. Le sacrifice révèle aussi les limites des notions de don et d’échange en se situant précisément à leur interface : ce ne sont pas tant des principes abstraits dotés d’une valeur intrinsèque que des manières de formuler les relations établies par le biais du rituel.
Le sacrifice peut tout autant relever du don que de l’échange, de l’offrande que du calcul : parce qu’elles postulent des régimes bipolaires don/échange, gratuité/utilité, les théories du don se débattent dans ce paradoxe sacrificiel. D’un côté, la logique sacrificielle est utilitariste : « il entre incontestablement du sacrifice dans l’utilitarisme (...) puisque le choix rationnel implique de “laisser tomber”, de “sacrifier” les options les moins rentables » (Caillé, 1995 : 276). Don et sacrifice sont alors mis en opposition : « l’accès à une véritable pensée du don, pratique et théorique, scientifique et normative à la fois, implique de le penser contre le sacrifice utilitariste » (Caillé, 1995 : 254-256). De l’autre côté « il amplifie donc autant l’intéressement et l’obligation que la spontanéité et le désintéressement. Il est le don du don. (...) Il lui donne vie et le tue en même temps » (Caillé, 1995 : 287-288).
Entre calcul échangiste et éthique du don, l’ambiguité est l’une des caractéristiques du sacrifice : au mieux il semble permettre une marge de manœuvre à tous les stades de son procès, au pire il est « dénué de bon sens » (Lévi-Strauss, 1962 : 273). La notion de sacrifice s’avère aussi labile qu’elle a pu sembler universelle ; basée sur la transformation, elle illustre le brouillage de registres ordinairement pensés séparément et pointe l’insuffisance des grands partages entre cultures du don et société de l’échange, qui verraient en somme dans ces différentes modalités du lien autant de modèles culturels et sociaux. Observant une pratique sacrificielle dans des sociétés « non-sacrificielles », il semble nécessaire de déconstruire ces catégories de pensée que sont le don, le sacrifice et l’échange, au profit de l’examen de pratiques concrètes, de « faire » sacrifice.
Dans le fil de l’idéologie du don, qui substantifie et le don, et l’argent.
C’est cette « entrée » qui suggère à Brisebarre (1995) une étude du sacrifice musulman en milieu urbain.