Sacrifier n’est pas donner ni échanger

La notion de sacrifice se situerait ainsi au confluent d’un double horizon anthropologique : entre le « paradigme du don » (Caillé, 1998) d’une part, les « postulats échangistes d’une bonne part de l’anthropologie » (Bazin, 1979 : 198) de l’autre. Le fait que depuis les travaux de Mauss puis de Lévi-Strauss, les notions de don et d’échange occupent une place centrale dans la tradition anthropologique française, ne semble pas indifférent à la manière dont le sacrifice a pu être conçu en termes de conjonction ou de disjonction. Entre une approche en termes de conjonction à la suite de Mauss, et les analyses structurales qui suggèrent un modèle disjonctif du sacrifice, chez Détienne et de Heusch, on se trouve à la charnière entre deux paradigmes de la société comme relation, qui renvoient au don d’un côté, à l’échange de l’autre.

Le sacrifice n’est réductible ni au don, ni à l’échange, mais se situe à un point d’intersection entre ces formes de relation : il les fait jouer l’une par rapport à l’autre. Il se situe dans un espace anthropologique singulier, qui n’est ni celui du don, ni celui de l’échange. Un espace ambigu parce qu’il se situe en quelque sorte entre ce que l’on peut appeler les « cultures du don », ces cultures censément basées sur la réciprocité qui sont les terrains de prédilection des anthropologues, et la « société de l’échange », champ d’une anthropologie générale telle que Lévi-Strauss la conçoit (sur les « postulats échangistes » de l’anthropologie, Bazin, 1979). Il aurait pour particularité symbolique et heuristique d’articuler les unes à l’autre.

Le sacrifice est simultanément conjonctif et disjonctif ; il consiste en une articulation de rapports (de distance et de proximité, d’échange et de don, de vie et de mort, de commensalité et d’offrande, de possession et d’abandon). D’un côté, il consiste à séparer des principes antinomiques, par exemple l’âme et le corps, qui ne peuvent coexister dans le cadavre (Benkheira, 1998 ; 2000) ; de l’autre côté, il semble conjuguer des logiques différentes : don et échange, vie et mort, etc. « Saigner une bête comestible est un acte délibéré de “désanimation” de l’aliment carné, en respectant l’étymologie stricte du mot qui vient du latin anima ou “souffle vital” » (Barrau, 1987 : 129) ; en même temps, il s’agit toujours de conférer à l’offrande une vie sacrificielle, une signification votive qui fait que « l’âme » ou « l’esprit » dégagés par la mise à mort sont présents dans toutes les interactions permises par son sacrifice.

D’autre part, ce sont les modèles religieux les plus disjonctifs, postulant une séparation nette entre le sacré et le profane, qui voient dans le sacrifice une opération éminemment conjonctive, une alliance permettant la communication. A mesure que l’on s’éloigne de cette conception transcendante du religieux, qui fonde un sacré toujours plus distant du profane, toujours plus séparé 508 , toujours plus présent dans son absence, en s’éloignant en somme d’une conception sacralisée du sacré, le sacrifice perd en unité et en plénitude sémantique, loin des grandioses sacrifices ultimes et agonistiques d’Abraham et du Christ. Pris comme un ensemble rituel, le sacrifice n’est pas un concept mais un champ de transformations, qui fait souvent jouer des logiques inverses voire contradictoires, le passage de la vie à la mort appelant simultanément un passage de la mort à la vie.

Dans le sacrifice, le réel, l’imaginaire et le symbolique semblent entrer en collision, et ne plus pouvoir être distingués, à la différence du totémisme ou des mythes. Sa positivité (sa conformité avec un modèle) est une fausse question : c’est sa valeur d’acte social qui lui confère son sens. Le plus intéressant, dans le rite de bissection du chien chez les Mkako du Cameroun (Copet-Rougier, 1988), n’est pas que l’animal soit tué mais qu’il soit coupé en deux parties séparées et que l’on appelle ce rite « couper la parenté », pour permettre le mariage entre fiancés apparentés. Le choix du chien tient à son statut d’« être ambigu », à la fois proche et éloigné de l’homme : une conjonction que l’on doit en même temps disjoindre.

L’acte ne peut être isolé de la manière d’agir, qui révèle telle formulation rituelle d’un problème social particulier, qu’il s’agisse de la parenté, la maladie, etc. Ce n’est pas le sacrifice qui compte, mais ce que les hommes en font et y disent. Ainsi, il s’agit moins de créer une zone intermédiaire entre sacré et profane que de formuler par le rituel la prise en charge d’un problème précis : la mise à mort est le support d’une fin sociale (le mariage entre parents dans l’exemple analysé par Copet-Rougier), dont elle opère le codage rituel. Si le sacrifice semble se manifester de manière vague, adaptative et contradictoire, c’est parce qu’on lui assigne des fins culturelles variables et différentes 509 .

Notes
508.

Les choses sacrées sont « celles que les interdits protègent et isolent » (Durkheim, cité par Casajus, 1991 : 641) ; les termes sacré et saint indiquent chacun l’idée de séparation (Douglas, 2001 : 30).

509.

Questionner la « raison suffisante » du sacrifice reviendrait sous un certain angle à demander quel est le sens de la vie, ou pourquoi y-a-t-il des hommes et des femmes : il faut prendre le problème à l’envers, en décelant dans le travail sacrificiel un discours et une pratique des rapports entre la vie et la mort, et entre hommes et femmes. Mais formuler à travers lui la représentation que se font les hommes du sens de la vie, c’est marquer l’espace de la liberté humaine face à sa condition. Liberté qui passe par la contrainte des mots et des rituels, liberté qui reformule constamment le problème de ses limites, liberté qui invente de la nécessité.