Le sacrifice fait hiatus dans la conception structuraliste de l’échange, précisément parce qu’il se situe entre le don et l’échange, parce qu’il articule deux modalités de la relation : comme acte personnalisé et personnalisant, comme transaction formelle. La démarche structurale a contribué à liquider l’évolutionnisme, émancipant les sociétés « exotiques » en leur accordant une pensée logique et complexe, et s’attachant de ce fait à montrer, de manière non humaniste, l’unité de l’homme : la logique symbolique a joué un rôle essentiel dans cette entreprise, en qualifiant toutes les sociétés comme également dotées d’une capacité à produire leur propre sens et à donner du sens au monde. Que l’on y voit un travail d’objectivation, de détermination des invariants ou d’autonomisation scientifique, aucune société ne peut plus dès lors être qualifiée de manière privative, par ses manques ou ses insuffisances (Clastres, 1974 : 7-24).
Le symbolique est l’outil majeur de cette universalisation logique de la pensée humaine. Mais dans le traitement de faveur qu’il réserve au symbolique, Lévi-Strauss relègue l’imaginaire au plan antiscientifique : son approche du sacrifice, et les problèmes que le rite semble lui poser, en sont une bonne illustration. Lorsqu’il parle de la substitution comme du principe du sacrifice, c’est pour en critiquer la pauvreté structurale, indice d’une faiblesse qui est avant tout, selon lui, faiblesse logique. Lévi-Strauss compare ainsi le totémisme comme taxinomie objective et le sacrifice comme « un discours particulier, et dénué de bon sens » en fonction de critères rigides : « l’un est vrai, l’autre faux » (1962 : 273).
La principale différence que Lévi-Strauss fait entre totémisme et sacrifice tient dans le mode d’opération que l’un et l’autre permettent : le totémisme sert à ordonner, à classer ; le sacrifice sert à substituer, il ne relève pas d’une logique. Tel que Lévi-Strauss l’utilise, le principe de substitution sert ainsi à démarquer la raison de la croyance, la logique de la pratique, le mythe du rite. Le principe de substitution parle du rite comme d’une activité pratique, négociée, ce que Lévi-Strauss tient pour quantité négligeable en regard du grandiose édifice logique du mythe et de la pensée sauvage : le prestige qu’il accorde à cette dernière, il ne semble pas l’accorder à une « pratique sauvage » comme le sacrifice.
Nous touchons là au principal point de désaccord entre Lévi-Strauss et ses détracteurs 510 : la pensée sauvage est en fait une raison, segmentant la réalité en ordres logiques, en éléments structuraux formant système. Mettant en pièces la croyance en la croyance, en lui substituant une pensée sur la pensée, il perd de vue la croyance, et surtout la croyance comme pratique. L’absolutisme rationnel et symbolique, qui consiste à considérer l’homme comme objet des structures logiques mises à jour par l’anthropologue, aboutit à considérer à nouveau comme des « manques » ou des « grains de sable » dans l’édifice logique tous les faits sociaux qui ne s’y plient pas 511 .
Prenant les sociétés comme des touts, jugeant les faits sociaux à l’aune du « fait social total », on risque d’échouer à en rendre compte dans toutes leurs particularités et leur dynamique, sauf à considérer que les moyens logiques à notre disposition évolueront et que l’algèbre anthropologique deviendra assez sophistiqué pour aborder pleinement les sociétés « complexes ». Ce n’est semble-t-il pas le cas : les questionnements contemporains de la discipline traduisent les limites d’une anthropologie « totale », et le passage, grâce aux apports dynamistes et constructivistes, à une anthropologie d’échelles qui ne s’envisage plus nécessairement comme un savoir unifié, mais tire parti des multiples décalages entre l’observation et le vécu, l’individu et la société, l’ethnologie comme discipline constituée et ses implications variées (politiques, sociales, etc.) 512 .
Si Lévi-Strauss évacue à peu de frais la question du sacrifice, c’est sûrement que, pour lui, l’entreprise structurale n’a pas à se soucier de registres pratiques, magiques ou rituels, dans lesquels la croyance (la manipulation des signes en vue d’un effet) importe davantage que la logique (les objets dont l’écart fonde des ordres, des régularités, devenant syntaxe). En opposant la puissance logique de la pensée sauvage à la puissance fictive de la pensée magique, il oppose le savoir au croire.
Qui reconnaissent souvent leur dette envers lui : c’est le cas de Bourdieu, dont L’esquisse d’une théorie de la pratique (1972c) peut être lue comme une forme de débat avec l’anthropologie structurale.
Certes, Lévi-Strauss lui-même concevait l’approche structurale comme une modélisation abstraite des « faits sociaux », admettant l’écart de la règle à la pratique (Lévi-Strauss, 1967 : XX-XXI ; voir aussi Bourdieu, 1972c : 171-172 ; Descola, 2005 : 136-144).
Ainsi, la « demande d’ethnologie » qui se formule en France dans les années 80 « est le signe des transformations internes aux sciences sociales : l’effacement des perspectives explicatives globales et la désignation des pratiques du quotidien comme domaine principal de la recherche. Parallèlement, on passe d’une conception structuraliste de la vie sociale à une conception selon laquelle ce sont désormais les sujets qui sont les producteurs du social » (Althabe, 1992 : 247-248).